Citizen Fed : les racines suisses d’une star globale

Vainqueur de la Coupe Davis en 2014, Roger Federer est le Suisse le plus connu du monde, mais il est profondément enraciné dans la culture de son pays.

Roger Federer, 2014 Roger Federer avec l’équipe suisse de Coupe Davis, 2014 | © Tennis Mag / Panoramic

Cet article sur le rapport de Roger Federer à la Suisse a été publié pour la première fois à l’automne 2014 sur le site Ijsbergmagazine.com au moment où la Suisse s’apprêtait à défier la France en finale de la Coupe Davis. Nous le publions sur Tennis Majors à l’heure Roger Federer annonce sa fin de carrière.

Il parle indifféremment trois langues. Il sillonne le globe onze mois sur douze depuis seize ans. Il passe une partie de l’hiver à Dubaï. Tous les stades de tennis du monde lui communiquent la même affection sans borne, de Melbourne à Londres, de New York à Paris. Les plus grandes marques internationales s’associent à lui pour des dizaines de millions d’euros annuels cumulés.

Quand il interroge ses fans sur Twitter, les réponses affluent en une poignée de secondes de Malaisie, d’Argentine, du Canada, du Qatar, du Liban, du Pays de Galles, de Nouvelle-Zélande et d’ailleurs. Il a joué sur quatre continents cette année. On le verra en Inde pour une exhibition avant Noël. Il y a deux ans, c’était le Brésil. Il fut élu quatre fois sportif mondial de l’année. Sa fondation travaille en Afrique du Sud, le pays d’origine de sa mère, où il va personnellement superviser le travail. En 2011, le Reputation Institute l’a désigné deuxième personne la plus respectée et digne de confiance du monde derrière Nelson Mandela, devant Bill Gates (3e), Warren Buffet (4e), Richard Branson (5e), Steve Jobs (6e) ou Barack Obama (14e). L’histoire ne dit pas s’il a pris la première place après le décès de Madiba en 2013. Considérons que c’est le cas : le classement n’a pas été mis à jour depuis.

Roger Federer, trente-trois ans, est l’archétype du sportif au rayonnement planétaire. Ce que l’on appelle, au sens propre, une star mondiale. L’égal de ses amis Tiger Woods ou Michael Jordan. Le pair de Lionel Messi et Cristiano Ronaldo.

S’il s’est effondré sous le coup de l’émotion après avoir remporté la Coupe Davis pour son équipe, il ne l’a pas fait avec le maillot de la World Company ou de la Confrérie des terriens, mais bien avec le maillot rouge de la Suisse sur les épaules, ce pays neutre de la vieille Europe, coincé entre la France, l’Allemagne, l’Autriche et l’Italie.

Ce n’est pas pour lui le moindre des honneurs dans le tumulte d’une existence en perpétuel décalage horaire. « ll est patriote à 150 %  » certifie un de ses proches. Il faut décoder son itinéraire et son fonctionnement pour s’en rendre compte.

L’histoire du Bâlois avec son pays d’origine fait l’objet de nombreux malentendus depuis qu’en 2005, devenu numéro un mondial et vainqueur de quatre tournois du Grand Chelem (sur dix-sept aujourd’hui, record historique), il renonça pour la première fois à disputer le premier tour de Coupe Davis. Federer sortait de blessure avant ce duel contre les Pays-Bas. Et ses ambitions individuelles l’empêchaient d’inclure à son calendrier une compétition aussi traitresse, faite d’incessants changements de surface et de voyages long-courriers, sans rapport avec la rationalité du circuit.

S’il n’était pas suisse, Federer

Cette saison, l’actuel numéro deux mondial a repris du service dès le premier tour. Sans prévenir personne jusqu’à la dernière minute. La conquête du fameux Saladier d’argent est devenue un fil rouge de son année. Si sa propre réussite était en jeu, puisque ce trophée mythique du tennis était le dernier qu’il ne possédait pas, Roger Federer n’était pas insensible à la dimension nationale de sa mission. Il ne l’a jamais été.

Dans un passé récent, quand la compétition par équipes semblait être le cadet de ses soucis, un indice avait déjà filtré. Au cours des Jeux olympiques de Londres en 2012, il n’avait pas surjoué la déception de la défaite en finale, comme un tennisman le ferait naturellement. Il avait savouré la conquête de la médaille d’argent pour la Suisse, sa première en simple en quatre tentatives, après l’or conquis en double en 2008 avec Stanislas Wawrinka, le partenaire avec lequel il a privé la France de victoire.

Quelle est la partie suisse de la personnalité et de l’itinéraire de Roger Federer ? Confessons qu’en posant cette question, nous nous attendions à devoir gratter pour trouver quelques résidus de culture nationale chez le citoyen du monde « Rodgeur ». Ce prénom, ses parents l’ont choisi en 1981, car il lui serait utile, plus tard, en cas de déplacements à l’étranger. Bien vu : il vous suffit de choisir votre phonétique préférée entre « Ro-gé » et « Rod-jeure ».

En réalité, tout mondialisé qu’il soit, Federer est un pur produit de la culture nationale suisse. Elle constitue, aujourd’hui encore, le noyau dur de son identité. Certains de ses proches vont au-delà et dessinent le tableau suivant : s’il n’était pas né suisse, ce pays où le sport se pratique surtout le dimanche, et où, en dehors du ski, la culture de la haute compétition n’est pas dominante, Federer ne serait peut-être pas devenu « RF », international brand.

L’énoncé du sujet n’a pas attiré de réserve particulière auprès de nos interlocuteurs, même s’il manipule le concept toujours instable d’identité nationale. La Suisse est une nation particulièrement complexe. C’est une confédération composée de vingt-six cantons très autonomes et de quatre communautés linguistiques. Être suisse à Genève, à Zurich et à Bellinzone, ce n’est pas rigoureusement la même chose. Dans des discussions privées, les différentes communautés de Suisse savent se montrer taquines ou sévères les unes envers les autres, avec la majorité alémanique — dont Federer est issu — dans le rôle du leader qui prend trop de place.

Mais la nation helvétique s’est constituée sur un instinct de survie qui cimente encore les destins de ses huit millions d’habitants. « La Suisse est un pays compliqué, mais dans lequel il y a une unité patriotique très forte quand l’essentiel est en jeu » affirme Marc Rosset, ancien numéro un suisse et ex-capitaine de l’équipe suisse de Coupe Davis. « Je suis très fier d’être suisse », affirme de son côté Federer. Reste à comprendre ce que cela peut bien signifier pour un individu aussi global et trimballé loin de chez lui par un itinéraire exceptionnel.

« Il est beaucoup plus suisse que la majorité des gens le pense  », affirme René Stauffer. Le journaliste et biographe du joueur ouvre un catalogue : « Il est poli, équilibré, fiable dans le sens où sa parole a de la valeur, discret sur sa vie privée. Il aime tout ce qu’aiment les Suisses, comme de longues balades en famille au bord d’un lac, ou comme le ski, aujourd’hui sacrifié à ses impératifs professionnels. Son goût pour le voyage est très suisse. Il suit les traditions nationales, comme le fait de célébrer Noël avec un sapin, même à Dubaï  il vit en fin d’année. Il joue au Jass, un jeu de cartes populaire typiquement suisse, même quand il est sur le circuit. Il ne songe pas à vivre ailleurs après sa carrière. Il investit beaucoup d’argent en Suisse. Il y possède plusieurs propriétés, à différents endroits du pays, dont un appartement où il vient à peine de s’installer. »

« J’ai grandi là-bas  », rappelle la star, sans se rendre compte que l’emploi de l’expression « là-bas » introduit quelque chose d’une altérité. « J’y ai fait toute ma scolarité. Tout mon apprentissage du tennis aussi. » C’est une forme d’évidence, mais elle vous construit un homme. Si le père de Roger a grandi à Berneck, tout près de la frontière autrichienne, Federer est bâlois avant d’être suisse. Ses divers comportements de vrai supporter du FC Bâle en témoignent plusieurs fois par saison : il se rend au Parc Saint-Jacques quand il le peut et affiche souvent son soutien sur les réseaux sociaux.

Quand il migra non loin de Lausanne, en Suisse romande, à quatorze ans, pour travailler son tennis au centre national d’Ecublens, il ne parlait pas un mot de français, mais s’y mit sans difficulté majeure. « Bâle est, avec Zurich, à la fois la plus grande ville de Suisse et la plus ouverte à l’international, rapporte David Talerman, spécialiste des relations interculturelles franco-suisses et auteur de Travailler et vivre en Suisse. La ville touche presque l’Allemagne et la France. Il y a un vrai brassage. On y entend parler toutes les langues. »

La capacité de Federer à se fondre dans le décor partout où son métier l’amène se nourrit de ses origines familiales, celle d’un couple formé en Afrique du Sud entre une Afrikaner, Lynette et un Suisse, Robert, bientôt ramené dans une agglomération dont le nom est à lui seul une promesse de multiculturalisme : le District des trois frontières.

« Sa carrure est plutôt celle d’un Sud-Africain », constata un jour sa mère. Tout ceci constitue la première clef de compréhension du personnage, intoxiqué de sport dès son enfance, dans un pays qui adore courir et jouer au ballon, mais laisse les futurs champions trouver leur voie de façon autonome, puisque tout ceci n’est pas très sérieux.

Yves Allegro, officiellement « chef de la relève » à la fédération suisse de tennis, est bien placé pour mesurer cette distance. Avant cette reconversion, il fut un jeune homme de dix-neuf ans qui prit un appartement en colocation avec le jeune Roger, alors âgé de seize ans, dans la ville de Bienne. « Nous sommes trop gentils, nous les Suisses. Nous manquons de culture sportive et quand nous existons à l’international, c’est grâce à des sportifs d’exception qui sont des cas isolés. »

“Les Suisses n’aiment pas ce qui dépasse. Ils le coupent systématiquement.”

David Talerman

Federer est l’un de ces cas exceptionnels, et c’est la partie la plus « anti-suisse » de son personnage. « Le fédéralisme suisse porte en lui le postulat suivant : “nous sommes tous égaux, nous avons tous la même position dans la société, développe David Talerman. “Ce n’est pas parce que j’ai tel ou tel titre que je suis supérieur aux autres”. Il y a ce souci de l’égalité. Or, Federer s’est retrouvé à surclasser le monde du tennis, et c’est particulier pour un Suisse de se positionner ainsi comme la tête qui dépasse. Les Suisses n’aiment pas ce qui dépasse. Ils le coupent systématiquement. »

Allegro confirme : « L’éducation reçue ici par les jeunes est excellente, mais ce n’est pas une éducation qui forme pour s’imposer à l’autre. Nous ne sommes pas un pays de sport. Le schéma est clair : les études d’abord, le sport ensuite. Mais Federer a vite compris, tout en étant gentil en dehors du terrain, que sur le court, c’est la guerre. C’est propre aux grands champions, et il avait ça en lui. »

«  Il est sorti comme ça du ventre de sa mère, illustre Claudio Mezzadri, son premier capitaine en Coupe Davis. Le Suisse est d’un naturel timide, voire fermé. Or, pour être compétiteur, il faut oser et aimer se battre. Son naturel de compétiteur ne vient pas de sa part suisse ni sud-africaine d’ailleurs. Il faut chercher ailleurs. Federer est une combinaison génétique. Une incroyable combinaison, semble-t-il. » «  Jeune, il était meilleur en match qu’à l’entraînement, reprend Allegro. Il n’a pas compris avant dix-huit ans que l’entraînement était important, et qu’il lui fallait mettre beaucoup de qualité dans les séances. En revanche, il pleurait à chaque défaite. »

Federer junior essuyait ses larmes à l’abri des regards. Il cassait des raquettes et lacérait des bâches à la seule exaspération de sa famille et de ses professeurs. Ce qui lui permit de se construire en silence et sans pression outrancière. La formidable palette de coups que son talent laissa vite entrevoir ne fut pas structurée avant le début des années 2000, et c’est à la quasi-indifférence de la Suisse qu’il doit d’avoir pu la développer.

« Il aime être en Suisse, car cela reste, même aujourd’hui, un endroit où il peut vivre normalement »

« Il a grandi dans un environnement sain, affirme Marc Rosset. S’il avait été français, une chaine de télé l’aurait suivi 365 jours par an dès son plus jeune âge. Je pense que vous auriez inventé Federer TV. Aujourd’hui, il ne pourrait pas manger au restaurant sans que ce soit une émeute. Avoir pu se construire dans le calme a été, pour lui, appréciable et très important. S’il y a tant de vedettes étrangères en Suisse, c’est évidemment pour des raisons fiscales. C’est aussi parce que le respect des gens vous garantit une vraie tranquillité dans la façon de vivre votre notoriété. La Suisse permet de garder les pieds sur terre. C’est un pays où Michael Schumacher pouvait promener son chien tranquillement dans le parc et tomber sur quelqu’un qui lui demandait ce qu’il faisait dans la vie. C’est du vécu, ce que je vous raconte là. »

« Il aime être en Suisse, car cela reste, même aujourd’hui, un endroit où il peut vivre normalement, ajoute Allegro. On le reconnaît dans la rue, mais il peut faire ses courses et un restaurant en famille sans gardes du corps, toute star planétaire qu’il soit. Les gens respectent ça. » Entre les tournois, Federer rentre mécaniquement en Suisse, sauf en décembre, où il élit domicile à Dubaï avant d’enchaîner vers l’Australie pour commencer la saison.

« On peut devenir numéro un mondial sans planter de couteaux dans le dos de qui que ce soit, poursuit Rosset, plus sceptique sur l’idée que la Suisse prépare peu à l’hyper-domination dans la sphère sportive. Je ne pense pas que ce soit une question de mentalité. Avant Roger, Jakob Hlasek et moi avions plutôt bien réussi dans le tennis tout en venant d’un milieu aisé. Tu nais champion ou tu ne nais pas champion. Tu as envie de l’être ou tu n’en as pas envie. »

Federer avait envie. Il le devint sur le socle des valeurs de sa nation.

« En Suisse, explique David Talerman, une idée n’a de valeur que dans son application concrète. Un sociologue a étudié un jour la notion d’excellence en France et en Suisse. Il a interrogé des ingénieurs français. Pour eux, l’excellence, c’est la formulation d’une idée hors du commun. Le concept est au-dessus de tout. Pour les ingénieurs suisses, l’excellence, c’est quand le travail d’une équipe débouche sur le meilleur produit possible et sur la capacité de ce produit à durer. Il y a une vraie notion de longévité. Dites à un Français que 98 % d’un problème est réglé, il dira que c’est génial. Dites-le à un Suisse, et il sera angoissé par les 2 % restants. La notion de qualité et de perfection n’est jamais loin dans la conception d’un Suisse. »

La biographie de Federer s’intitule précisément Quest For Perfection (« À la recherche de la perfection »). René Stauffer n’a pas choisi ce titre pour faire joli. La première fois qu’il rencontra Federer, alors âgé de quinze ans, un jour de septembre 1996, à Zurich dans le cadre d’une compétition par équipes, il remarqua que l’ado turbulent était capable d’envoyer balader sa raquette même après des points gagnés.

« Je ne vois pas pourquoi quelqu’un ne serait pas un jour capable de pratiquer un tennis parfait »

Roger Federer 1996

S’il avait estimé ne pas avoir lâché le coup idéal, Federer pouvait très bien se retrouver hors de lui. « Je ne vois pas pourquoi quelqu’un ne serait pas un jour capable de pratiquer un tennis parfait », lui expliquerait Roger en interview, après l’un des matches typiques de cette époque : gagné dans la douleur malgré une supériorité technique écœurante. « Le bonhomme est un perfectionniste, pas de doute à ce sujet, confirme Allegro. Il a mis du temps à comprendre qu’il fallait accepter les erreurs, mais il l’a fait. Il ne laisse plus rien au hasard, et tous les détails l’intéressent. »

Les publicitaires ne s’y sont pas trompés. Le site de Federer recense neuf sponsors officiellement associés à la marque la plus forte du monde du tennis. Des géants américains (Nike, Wilson, Gillette), une marque de voiture allemande (Mercedez-Benz). Mais la majorité des annonceurs sont suisses, cinq sur sept, si on exclut ceux liés à l’équipement du joueur de tennis : Crédit suisse, Jura, Lindt, Nationale suisse, Rolex.

De façon très explicite, ces géants de leur secteur ont construit leur message sur la perfection « typiquement suisse » du joueur Federer. « Federer incarne à nos yeux les valeurs de la Suisse », reconnaît sans se faire prier Nina Keller, porte-parole du chocolatier Lindt, citant « la précision, la perfection et la passion, dans le sens du dévouement pour devenir le meilleur ». « Sa modestie, son respect, son assurance, son self-contrôle, sa sérénité, sa fiabilité, la recherche de précision — pour ne pas dire de perfection — sont très appréciés des Suisses, abonde Jean-Claude Darbellay au nom du Crédit suisse. C’est en quelque sorte, une star anti-star qui correspond bien à un certain esprit suisse. »

« S’il était un vrai bad boy ou s’il avait la personnalité d’Éric Cantona, peut-être que nous nous serions davantage posé la question, nous dit, sous couvert d’anonymat, un autre stratège en marketing qui a signé Federer. La notoriété et les résultats sont un levier intéressant, mais ils ne font pas tout. On a vu des gens perdre des contrats de sponsoring malgré leurs excellentes performances. » Lindt et le Crédit suisse firent notamment une entorse à leur longue histoire. Jamais, avant Federer, ils n’avaient jugé utile d’associer leur image à un individu. Ils craquèrent face à l’émergence du « Suisse parfait ». L’histoire ne dit pas si son slogan mettant en valeur la « perfection » a orienté Gillette vers Federer. Quant à l’imaginaire lié à la mécanique de précision portée par l’horloger Rolex, elle se passe de commentaire.

Par opposition, la popularité de Roger Federer peut être comparée à celle dont n’a pas profité Martina Hingis quelques années avant lui. Également brillante, dominatrice, et en plus de cela précoce, la joueuse suisse allemande a exaspéré l’opinion de son pays par quelques caprices, un soupçon de déclarations provocantes et un caractère difficile sur le terrain dans les moments de tension. Son refus initial de venir chercher sa récompense après sa défaite-surprise en finale de Roland-Garros 1999 en fut le pic. Sur une échelle horizontale, ce comportement serait le pôle opposé du comportement type d’un Federer.

Ne vous y trompez pas : aussi modeste que ses références culturelles l’obligent à être, Roger Federer a parfaitement conscience de sa valeur, sur et hors du court. C’est simplement qu’en bon Suisse, il refuse de l’assumer dans l’espace public. « En Suisse, connaître la réussite et gagner de l’argent n’est pas un problème, éclaire David Tallerman. Il faut juste ne pas montrer qu’on y trouve du plaisir. » Federer, avec une fortune évaluée à 400 millions de dollars par des médias spécialisés (autour d’un milliard de dollars en 2022? ndlr), n’y trouve qu’un réconfort de bon père de famille. « C’est un peu bizarre de gagner de l’argent avec ce que je considère comme un hobby, a-t-il théorisé, fin 2013, dans un entretien au quotidien Le MatinBien sûr, ça m’apporte de la sécurité, ainsi qu’à ma femme, mes parents, ma sœur et mes enfants. C’est bien d’en avoir, je ne vais pas mentir. Mais ce n’est pas quelque chose qui domine ma vie. Je n’ai pas l’intention d’arrêter de travailler. […] Il faut en avoir un minimum pour vivre correctement. Mais je suis convaincu que si tu es heureux à l’intérieur de toi, l’argent est secondaire. »

Sans même parler de ses revenus, la gloire se déguste en silence chez Roger Federer. Observez sa gestuelle aux moments de saluer le public après une partie remportée. Rien à voir avec la danse des pouces autocentrée de Jo-Wilfried Tsonga, les cris virils de Novak Djokovic, les éruptions volcaniques et capillaires de Rafael Nadal. Le relâchement de ses bras levés veut plutôt dire : « N’en faisons pas des tonnes ». Il applaudit le public en signe de reconnaissance, les « thank you » sont lisibles sur ses lèvres, comme pour associer la masse au bien-être qui l’aide à être ce qu’il est.

« J’essaie de bien représenter les couleurs de la Suisse partout où je vais. Cela fait beaucoup de bien de motiver et d’inspirer les gens. » Federer est le Suisse le plus connu du monde. Il en accepte l’augure, mais appuie sur le frein au moment d’évaluer le poids de ce statut. « OK, je suis connu, mais je ne suis qu’un sportif. Je suis conscient de n’être qu’un joueur de tennis. Je sais que cela peut créer beaucoup d’émotions, et tant mieux, mais il ne faut pas non plus exagérer en disant que je suis beaucoup plus que cela.  »

La fusion de la star et de l’individu ne s’est pas opérée chez Federer. « Quand il analyse un match, on dirait qu’il parle d’un autre, relève David Talerman. De façon objective, il est capable de dresser des louanges à l’adversaire, de commenter ses propres échecs, et il osera aussi dire s’il a très bien joué ou pas sans la moindre réserve. » Au risque, parfois, de dégager ce sentiment de supériorité que son éducation l’engage à chasser.

Se mettre en avant, Federer apprécia de le faire aux moments les plus grisants de sa carrière. On l’a entendu parler de lui à la troisième personne (« l’entraîneur Federer est content du joueur Federer  »), clamer que « personne n’a(vait) d’ascendant sur lui  » (c’était avant l’éclosion de Nadal) ou « aimer être une star et concentrer l’attention du public ». Le discours a quelque peu évolué. La paternité, peut-être. L’habitude, sûrement. La (relative) normalisation du résultat, à coup sûr. Et l’éducation suisse, évidemment.

« Je peux lui dire “Ferme ta gueule” si j’en ai envie. »

Marc Rosset

L’idée revient comme un boomerang. « Si, un jour, il pète un plomb à cause de ce qui lui arrive, je ne serais pas surpris de voir sa mère le remettre en place, tout Roger Federer qu’il est, assure Marc Rosset. Si, moi, j’avais déconné une fois dans ma carrière, mon père, en bon Suisse, m’aurait bien recadré aussi. Écoutez, c’est simple : Roger avait quatorze ans la première fois que j’ai joué au tennis avec lui. Quand je l’ai croisé à Bâle, il y a quelques semaines, on a déconné comme à l’époque. C’est un pote. Je peux lui dire “Ferme ta gueule” si j’en ai envie. C’est quand je sors dans la rue juste après, que je tombe face à face avec une pub Rolex, que je me rends compte qu’il a réalisé quelques trucs en Grand Chelem, et qu’il est différent de tout le monde. » L’homme, la star. Deux êtres distincts. Deux rôles bien séparés et gérés tout en contrôle.

« Ce qui était incroyable, quand Federer était avec nous en Coupe Davis, c’est qu’il était vraiment au service de l’équipe, enchaîne Allegro. Qu’il soit là ou pas, en aucun cas le fonctionnement de l’équipe n’était altéré. C’est sur la feuille de résultats qu’on voyait le changement. » L’année 2014 en apporte la démonstration. Mais Federer vécut bien d’autres émotions fortes en relation avec son statut de représentant suisse avant cette campagne. Elles sont passées inaperçues derrière le poids écrasant de ses succès individuels.

Son échec pour la médaille de bronze aux JO de Sydney 2000 l’a longtemps poursuivi. Le porte-drapeau de la Suisse à Athènes en 2004 connut aussi l’une des défaites les plus douloureuses de sa carrière en septembre 2003, en demi-finale de la Coupe Davis à Melbourne, après avoir mené deux sets à zéro contre Lleyton Hewitt. « Renoncer à la Coupe Davis à partir de 2005 n’a pas été une partie de plaisir pour lui, confirme Allegro. Il respecte les supporters, il aime cette compétition, il adore la Suisse, mais il faut comprendre que cela l’a aidé à gagner dix-sept titres du Grand Chelem (vingt depuis, ndlr) et à cumuler tous les records imaginables. Et l’équipe ne s’y prêtait pas, tout simplement. Stan Wawrinka n’était pas encore ce qu’il est devenu. Roger a attendu son heure, il a constaté qu’en 2014, il y avait un tableau européen et beaucoup de matches à la maison. »

« Je ne l’ai jamais vu passer à côté, à part une fois contre les États-Unis. »

Marc Rosset

Rosset, même en qualité de capitaine abandonné, n’a jamais supporté que la loyauté de son cadet avec l’équipe nationale fût sérieusement remise en cause. « Tout le monde a l’impression qu’il n’a pas joué souvent en Coupe Davis alors qu’il a le double de matches de Nadal dans la compétition.  » De fait, l’écart est encore plus important avec 46 simples et 21 doubles pour Federer, soit 67 matches, contre 24 matches, 21 simples et 3 doubles pour Nadal, de cinq ans son cadet. « Pendant cinq ans, enchaîne Rosset, de 2005 à 2009, il n’a pas joué le tour final, mais il venait en barrages ». La seule édition où Federer n’a participé à aucune rencontre, en 2010, la Suisse a quitté le groupe mondial pour le groupe Europe. Mais la star s’est alors tenue disponible en 2011 pour le premier tour, puis pour le barrage de la remontée.

«  Il a très peu perdu et présente un bilan exceptionnel en simple, relève Allegro pour prouver l’engagement du champion. Je ne l’ai jamais vu passer à côté, à part une fois contre les États-Unis. » Rosset ajoute : « En 2004, quand il enchaîne la victoire à l’Open d’Australie le dimanche et la Roumanie sur terre battue couverte le vendredi suivant, qu’il gagne le double 10-8 au cinquième, qu’il marque les trois points, tout le monde ne retient qu’il a demandé à rentrer plus tôt le dimanche soir. Dans ces cas-là, moi je dis : “mais surtout, Roger, casse-toi, repose-toi bien, et mille fois merci.”  »

Claudio Mezzadri convoque un autre type de périple en guise de preuve d’implication : New York — Gênes en septembre 2009, pour maintenir son pays dans l’élite.

Roger Federer a tout de suite apprécié la Coupe Davis. « On voyait qu’il était fait pour ça », dit Mezzadri avec le recul de quinze années qui nous séparent de ses débuts dans la compétition. Federer avait dix-sept ans et demi et figurait au 123e rang mondial quand il fut aligné pour la première fois. « La Coupe Davis, c’est une responsabilité, reprend le capitaine d’alors. Tout est différent : le public, les médias, les responsabilités, l’environnement… Quand je l’ai pris, il n’avait jamais joué en cinq sets. Je pensais avoir beaucoup de boulot, car son caractère n’était pas facile, mais j’ai été étonné de voir qu’il était extrêmement relax sur le court. Il se nourrissait du public. Une fois entré sur le terrain, il m’a dit : “C’est donc comme ça qu’on se sent quand on joue la Coupe Davis ?” Il absorbait toutes les nouveautés. »

Roger Federer, absent ou présent, reste le boss discret d’une équipe qui n’avait jamais inscrit son nom au palmarès de la compétition avant le week-end du 21 au 23 novembre à Villeneuve-d’Ascq . Son capitaine actuel, Severin Lüthi, est tout simplement le co-entraineur de Federer. Ancien modeste joueur, redevenu étudiant, puis revenu au tennis pour les services de la fédération suisse, il fait partie de l’entourage technique du numéro deux mondial, à un titre ou un autre, depuis le début des années 2000.

Lüthi est en poste depuis 2005. L’année où Federer a arrêté de disputer la compétition à plein temps. Il compose depuis longtemps avec son image de «  porteur de sac de Federer  », expression employée ce printemps par un journaliste de la Tribune de Genève, dans une interview avec l’intéressé.

La prise du pouvoir avait eu lieu bien en amont. Federer avait seulement dix-neuf ans quand, en 2001, il prit le contrôle des affaires en sélection en obtenant la peau du capitaine à peine nommé, Jakob Hlasek, le seul joueur suisse avant lui à avoir participé à un Masters en qualité de membre du Top 8 mondial. Une faible compatibilité personnelle entre les deux hommes explique en partie le putsch mené par le jeune Roger, qui n’eut aucun scrupule à exprimer en conférence de presse sa façon de penser après une défaite contre la France.

«  La vérité, c’est qu’avec Hlasek, ça ne marche pas, débita le 21e mondial à chaud. Les problèmes dans l’équipe ne remontent pas à aujourd’hui. C’est simplement que cette fois, ça s’est mal passé, je l’ai senti sur le court. On ne prend aucun plaisir. » Les témoins de l’époque certifient qu’il n’était pas isolé, et que les joueurs se sont ligués ensemble contre la décision fédérale de nommer Hlasek de façon unilatérale alors que l’équipe avait choisi Claudio Mezzadri. Et le résultat de la votation, en Suisse, c’est sacré.

Mezzadri  a confirmé que la deuxième hypothèse était la bonne. « L’équipe avait exprimé sa préférence, mais Roger s’est retrouvé seul, à la fin, sur ce dossier. Il était celui qui pouvait avoir un peu de pouvoir. Rosset était 60e mondial et commençait à moins jouer. Les autres n’avaient pas de poids. Ils ont reconnu que la Coupe Davis, pour eux, était l’occasion de gagner un peu d’argent et qu’il leur semblait inutile de continuer à lutter ou à boycotter. Roger a forcé, jusqu’au jour où il m’a appelé gentiment pour me dire : “Écoute, j’ai essayé, j’étais un peu seul, mais je crois que je veux quand même jouer la Coupe Davis. C’est important pour moi et pour mon pays que je le fasse”. Je lui ai dit qu’il avait raison.  »

Pas de boycott pour Hlasek. Mais finalement une humiliation publique, ce qui revint au même à l’arrivée.

Mezzadri reconnaît que son ancien poulain mit moins de deux ans à devenir le patron, quel que soit son investissement dans la saison. «  Et c’est normal, dit-il. S’il demande quelque chose, il faut le suivre. Tu ne peux pas le lui refuser. Cela donne peut-être l’impression qu’il fait ce qu’il veut, mais ce sera automatiquement le cas. Il est tellement fort… Et il a montréson attachement à l’équipe tellement de fois. » Hlasek, capitaine déchu, constaterait quatorze ans plus tard, dans L’Équipe : « J’étais directif, et ça, Roger n’aimait pas. C’est plus lui, qui domine. »

L’Australien Peter Carter prit la place de Jakob Hlasek. Carter est un homme-clef dans l’itinéraire, la vie et la personnalité de Roger Federer. D’abord, car il fut l’entraîneur des années les plus décisives de sa montée en puissance, tissant avec le joueur des relations affectives au moins égales à la relation technique. Ensuite, car sa disparition, le 1er août 2002, lors d’un accident de voiture en Afrique du Sud, agit comme une véritable rupture dans la biographie de Federer.

Il était déjà un jeune homme auquel un destin de futur grand était promis — sa victoire sur Sampras à Wimbledon eut lieu en 2001 —, mais il avait encore besoin de travailler « son physique, son service, son revers coupé et son self-contrôle  » (Mezzadri) pour rassembler toutes les pièces du puzzle, contrairement à son grand rival de l’époque cadets et juniors, Lleyton Hewitt, devenu numéro un mondial.

«  Le décès de Peter Carter l’a profondément marqué, assure Allegro. Cela l’a fait mûrir, prendre conscience de certaines choses et oui, ça l’a changé, probablement aussi dans l’approche qu’il peut avoir du tennis. » Aucun point perdu ne vaudrait plus désormais qu’une raquette finît fracassée. La poker face et la quiétude suisse de Federer eurent besoin de ce drame intime, pour qu’elles le caractérisent aux yeux du monde.

C’était, à vingt-deux ans, le premier deuil d’une existence jusqu’ici bercée par beaucoup de confort psychologique. « Aucune défaite, si dure soit-elle, ne vous rapproche d’un tel sentiment, dirait plus tard Federer. C’était la première fois que je prenais part à un enterrement. J’essaie toujours d’éviter ce genre de moment, d’habitude. Je ne peux pas dire que cela m’a fait du bien, mais je me suis senti avec lui par la pensée une dernière fois avant de lui dire au revoir dignement. Et d’une certaine façon, je me sens mieux maintenant dans mon rapport au tennis. »

L’émotivité du joueur se transfère désormais sur ses réactions d’après-matches. Il n’y a plus de grande victoire dans la carrière de Federer sans sa coulée de larmes. Celle de Villeneuve-d’Ascq fut instantanée et massive. Certaines défaites justifièrent aussi des débordements d’émotion, comme en finale de l’Open d’Australie 2009. « C’est vrai qu’en Suisse, nous sommes peut-être moins démonstratifs, mais c’est parce qu’on grandit dans un environnement où les gens se prennent moins le chou, analyse Rosset. Contrairement aux idées reçues, les Suisses n’ont aucun problème avec l’expression de l’émotion en public. »

Suisse à moitié sud-africain, façonné sur le court par un Australien : Roger Federer était prêt à conquérir le monde quand l’ATP Tour devint son quotidien au tournant du siècle. Il se marierait ensuite avec Mirka Vavrinec, une jeune femme aux racines slovaques, devenue la mère de ses quatre enfants. « En Suisse, ce qui fait la différence dans la sensibilité des gens, c’est moins de savoir s’ils sont alémaniques ou romands, c’est de savoir s’ils viennent de la ville ou de la campagne, reprend David Talerman. Il y a beaucoup de conservatisme à la campagne. Les gens des villes, comme Federer, sont beaucoup plus ouverts. Ce sont de grands voyageurs. »

Il pioche ce dont il a besoin, où qu’il le trouve. Cela me rappelle les séances d’entraînement que nous avions à l’époque.

Yves Allegro

Plus de 800.000 Suisses vivent aujourd’hui hors des frontières de la confédération. Federer n’en fait pas partie, mais il leur ressemble. Ils forment ce que les médias suisses appellent la Cinquième Suisse, très douée pour continuer à influencer le cours des affaires nationales depuis leur lieu d’exil. « Federer est à l’image de ces nombreux Suisses qui connaissent tous les endroits du monde, reprend Talerman. Il aura pris le meilleur de la culture suisse et le meilleur des cultures auxquelles il a étéconfronté pour se construire. C’est très suisse de pratiquer le multiculturalisme de façon spontanée. Il est l’archétype d’un pays qui est à la fois ouvert sur le monde et qui surprotège sa culture de façon radicale. La Suisse est un pays secret, mais secret ne veut pas dire fermé. »

« Roger a toujours su où se trouvaient les choses susceptibles de l’aider, confirme Allegro. Il pioche ce dont il a besoin, où qu’il le trouve. Cela me rappelle les séances d’entraînement que nous avions à l’époque. S’il ne comprenait pas le pourquoi de l’exercice, il le “bâchait”. Si, en revanche, il lui semblait plausible que cela le fasse progresser, il le captait tout de suite. Je pense qu’il n’a pas changé. Il a toujours eu une relation forte avec l’Afrique du Sud et l’Australie. Il se sent bien aux États-Unis aussi, semble-t-il. Maintenant, je ne sais pas si cela lui plairait de vivre à New York. Il a toujours dit qu’il reviendrait en Suisse après sa carrière. »

Le dernier déménagement de Federer l’a conduit à Wollerau, dans le canton de Schwytz, près de Zurich. Si l’endroit est le berceau de la Suisse, là où les montagnes plongent directement dans le lac des Quatre-Cantons, là où naquit la légende de Guillaume Tell en 1307, là où eut lieu le serment des trois confédérés, c’est aussi le coin de Suisse le plus doux sur le plan fiscal pour ses propres ressortissants. L’impeccable Federer fit, pour cela, l’objet de quelques critiques. Les plus réalistes soulignent que le pur calcul économique l’aurait conduit à élire domicile à Dubaï, ce qui aurait été une formalité pour un homme plus léger sur son sens des responsabilités.

Suisse de la tête au pied, Federer serait même « le visage de la Suisse moderne  » selon David Talerman. « C’est peut-être le mélange de cette rigueur suisse et de cette vie de folie qui, non seulement fait de lui quelqu’un de très suisse, mais plus encore le Suisse de demain. Car on sent clairement la société s’ouvrir davantage vers l’extérieur depuis une demi-douzaine d’années ». On dit qu’un sportif, au moment de ses plus grandes victoires, a une pensée fulgurante pour tous ceux qui lui ont permis d’en arriver là. Federer eut beaucoup de gens à qui se référer au jour du triomphe le plus collectif de sa carrière. Des gens qu’il a retrouvés aussi vite qu’il l’a pu. En Suisse. Chez lui.

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