Comment Carlitos est devenu Alcaraz : épisode 1, le diamant brut venu d’El Palmar

Tennis Majors commence aujourd’hui une série de six longs formats pour disséquer le phénomène Carlos Alcaraz, numéro un mondial après trois ans d’ascension, la plus rapide de l’histoire du tennis masculin.

Carlos Alcaraz pour l'épisode 1 de la série de Tennis Majors Carlos Alcaraz pour l’épisode 1 de la série de Tennis Majors – © Tennis Majors / Panoramic

1/6 : Dans ce premier épisode de notre série, découvrez comment Carlos Alcaraz a très vite été identifié comme un diamant brut du tennis, comment il s’est construit pour devenir professionnel avec Kiko Navarro, et comment il a développé les qualités qui feraient de lui l’un des joueurs le plus complets jamais vus, à seulement 19 ans.

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« La première fois qu’il a vu jouer Carlos, Juan Carlos Ferrero a été sidéré. » Kiko Navarro, coach d’Alcaraz pendant son enfance et son adolescence, a commencé son interview avec Tennis Majors par ces mots qui vont à l’essentiel. « Il m’a dit qu’il n’avait jamais rien vu de tel avant Carlitos ».

Ferrero, ancien numéro un mondial et vainqueur de Roland-Garros en 2003, a vite compris, lui qui a affronté les plus grands joueurs de l’histoire, Roger Federer en tête. Il prit rapidement le prodige Carlos Alcaraz sous son aile et, en seulement trois ans, entre 2019 et 2022, a fait de lui un phénomène mondial, vainqueur du dernier US Open et numéro un mondial dans la foulée.

Quand il se lance sur le circuit Futures et Challengers en 2019, Alcaraz ne sort pas de nulle part. Depuis qu’il a dix ans, il brille dans des compétitions internationales de sa catégorie d’âge. Il en joue autant qu’il le peut. Et quelques-uns de ses résultats parlent pour lui, comme son titre de champion d’Europe des moins de 16 ans en 2018 – avec notamment un succès contre la tête de série n°1 Holger Rune en quart de finale.

Kiko Navarro, premier coach d’Alcaraz : “Sa technique était irréelle pour un garçon si jeune”

Carlos Alcaraz Garfia, tel que son nom apparaît dans la tableau à l’époque, a été couvé depuis ses débuts à El Palmar, une petite ville proche de Murcie dans le Sud-Ouest de l’Espagne, où l’État espagnol a recensé 24.000 habitants.

Navarro se souvient : « La première fois que j’ai vu jouer Alcaraz, il avait quatre ans. Il jouait avec son père et sa technique était irréelle pour un garçon si jeune. En un coup d’œil, vous saviez que c’était une dinguerie. A cet âge, normalement, les enfants peuvent à peine renvoyer une balle. Lui faisait des échanges avec son père. C’était fou à voir. »

À ses tout débuts, Alcaraz est coaché par Carlos Santos Bosque. Il partage les courts avec trois garçons de son âge, Pedro, Fulgencio et Javi, deux fois par semaine. Le groupe a du répondant. Assez vite, il a droit à des sessions plus fréquentes et plus créatives.

Les gamins essaient par exemple de jouer avec des battes de baseball pour perfectionner leur revers. On leur inculque très vite la volonté de jouer long avec des cibles dans les angles du court. Santos Bosque dispose des paniers de l’autre côté du filet pour inciter les jeunes à s’appliquer sur les amortis. À tous les exercices, la réussite d’Alcaraz bluffe les témoins.

Carlos Alcaraz lors d’un tournoi U12 à Auray, France (2014) | © Bruno Perrel / Panoramic

Tout ça se déroule sur les terrains où Alcaraz a grandi, le Real Sociedad Club de Campo de Murcia, un club fondé en 1923 autour de l’activité de tir au pigeon. Quand les fusils y furent remplacés par des raquettes, le grand-père paternel d’Alcaraz – l’homme à qui l’ont doit la devise du joueur, « de la cervelle, du coeur et des couilles » (cabeza, corazón, cojones) – avait choisi le tennis.

Le père de Carlos était le numéro 42 espagnol

C’est là que le père de Carlos Alcaraz a grandi. Il allait devenir un excellent joueur amateur, le 42e meilleur joueur d’Espagne à son meilleur. L’académie Bruguera à Barcelone lui a proposé un essai mais la famille n’avait pas les moyens de lui offrir une telle structure d’entraînement. Il finit par devenir directeur du club. Santos Bosque est une de ses recrues. Kiko Navarro s’entraîne sous les ordres de Santos Bosque avant que Carlitos lui soit confié.

Mais le père de Carlos Alcaraz ne se sent pas légitime pour entraîner lui-même son fils et préfère confier sa formation à un homme de confiance. Cet homme sera Navarro. Carlos Alcaraz senior supervisera les progrès de Carlos junior. Discrètement mais sûrement.

Kiko Navarro et Carlos Alcaraz | © Droits réservés, collection privée de Navarro

« Au début, il se penchait beaucoup sur le contenu des séances, témoigne Kiko Navarro. Il tenait à être impliqué et a participé à ma formation d’entraîneur. On a navigué tranquillement comme ça, ensemble, autour de Carlitos. »

Le seul motif d’inquiétude sur les progrès de Carlos Alcaraz vient de sa taille. Sera-t-il assez grand pour devenir un vrai champion ? Le médecin Juanjo Lopez doit faire un test de croissance. Alcaraz fera 1 mètre 80, dit-il avec une marge d’erreur de cinq centimètres. Marge d’erreur que la nature finira par utiliser : Alcaraz fait aujourd’hui 1 mètre 85. 

Il était naturellement doué pour reproduire les mouvements, intégrer tout type d’information, progresser quasiment à la première tentative

Kiko Navarro

Le but de l’association Alcaraz – Navarro est clair pour tout le monde : devenir professionnel. Leur relation personnelle se noue autour de matches de foot, de séances de cinéma, mais plus que tout, autour d’une ambition énorme.

« Sur le plan technique, il a été très tôt exceptionnel, témoigne Navarro. C’était un joueur facile à faire progresser car il était naturellement doué pour reproduire les mouvements, intégrer tout type d’information, progresser quasiment à la première tentative. »

« Les séances n’étaient pas forcément longues mais elles étaient très ‘quali’. L’idée était de le rendre régulier, d’éviter les sautes de performance. On travaillait à base de longs échanges, ce qui eut aussi pour conséquence de le faire progresser physiquement. »

Le service, en revanche n’est pas une mince affaire. Il manque de puissance. Le samedi, Alcaraz fait souvent des heures supplémentaires exclusivement consacrées au geste de service. En dehors de ce coup spécifique, ses progrès sont rapides et constants. Santos Bosque surnomme son ancien protégé « Tarzan » pour sa capacité à s’adapter à toutes les surfaces et toutes les conditions de jeu.

Invité au “Roland-Garros des moins de 13 ans”

Le plus souvent, Alcaraz joue avec des gens plus âgés. Dans sa catégorie d’âge, il gagne souvent. Sa première performance majeure : une finale au Smirkwa Bowl en Croatie, un tournoi réservé aux moins de 10 ans. Elle lui vaut une invitation au Longines Future Tennis Aces à Paris, où il accède aux demi-finales d’un tournoi réservé aux moins de 13 ans. Santos Bosque présentera ce tournoi comme « le Roland-Garros des moins de 13 ans » dans les colonnes d’El Mundo.

À la même époque, Alcaraz remporte le Mutua Open de Madrid des moins de 12 ans, l’une des dates les plus importantes de sa jeune carrière. Il y a la victoire, mais il y a aussi l’impact. Le petit monde du tennis international – sponsors, coaches, presse – s’entiche d’Alcaraz ce jour-là. Il y a foule dans les tribunes, même si ça joue chez les pros sur le central.

Je m’attendais à un Espagnol  “typique” et il m’avait surpris : il était déjà très créatif, faisait beaucoup d’amorties, il volleyait bien.

Marc Barbier, entraîneur d’Hugo Gaston

« La première fois que j’ai vu Carlos, témoigne Marc Barbier, l’entraîneur d’Hugo Gaston, il avait 12 ans, c’était à l’occasion d’un tournoi en France, à Gradignan, qu’il avait gagné en battant un joueur de chez moi (Toulouse) que j’entraînais un peu à l’époque. J’avais vu toute la finale. Et il m’avait marqué. Je m’attendais à un Espagnol  “typique” et il m’avait surpris : il était déjà très créatif, faisait beaucoup d’amorties, il volleyait bien. »

« Bref, il détonait déjà. Pas seulement par son tennis mais aussi par son comportement. Il pétillait sur le terrain, tout en étant assez tranquille. Il n’en faisait pas trop. Je lui ai reparlé de ce match plus tard et il s’en souvenait. Je m’étais dis que c’était un joueur qui pouvait vraiment faire quelque chose, même si bien sûr, on ne peut jamais vraiment savoir. »

Carlos Alcaraz à l’âge de 12 ans, en 2014 – © Bruno Perrel / Panoramic

Alcaraz a parfois besoin d’être recadré

La plupart du temps, Alcaraz vient à l’entraînement plein d’enthousiasme et prêt à progresser. Il lui arrive de faire des heures sup’ au club et de s’insérer dans un autre groupe de travail. Mais parfois, le coach doit élever la voix, surtout quand il s’agit du travail invisible hors du court. Dans le passé, déjà, Santos Bosque a dû inventer un malus de dix tours de terrain à courir par minute de retard. Kiko Navarro sent aussi que parfois, c’est à lui d’impulser la bonne énergie.

« Parfois il pouvait manquer de volonté, ou en tout cas se montrer brouillon. Par exemple, pour faire son sac, ou pour penser à son eau, ce genre de choses. Petit à petit, il s’est responsabilisé. »

Autre chose, qui relève du classique pour chaque joueur de sa génération : mettre des limites à l’utilisation du téléphone et aux écrans en général, comme Ferrero l’a déjà exprimé dans ses interview.

Quand on était en déplacement, je faisais des plannings assez chargés, en lui faisant re-regarder ses matches ou tel ou tel entraînement. Autant de temps grignoté sur le téléphone.

Kiko Navarro

« Très jeune, il n’attachait aucune importance à la récupération, raconte Navarro. C’est pourtant quelque chose que tout sportif de haut niveau doit soigner. Carlos adore passer du temps sur les réseaux sociaux, mais ça peut aussi perturber le temps de sommeil et de repos. Quand on était en déplacement, je faisais des plannings assez chargés, en lui faisant re-regarder ses matches ou tel ou tel entraînement. Autant de temps grignoté sur le téléphone. »

Sur le plan mental, Alcaraz affiche rapidement une grande avance sur les qualités des jeunes de son âge. C’est l’empreinte du travail de Kiko Navarro, qui avait récupéré un garçon pas encore capable de l’intensité qu’on lui connaît aujourd’hui.

Carlos Alcaraz et son premier entraîneur Kiko Navarro – © Droits réservés

Alcaraz adore se bagarrer. Alors les premiers tours peuvent lui sembler ennuyeux…

Pour obtenir l’intensité requise, Navarro s’emploie à rendre Alcaraz conscient de tous les énormes efforts entrepris par d’autres que lui pour atteindre son but. « Au bout de plusieurs déplacements en tournoi, j’ai pu arriver à faire en sorte qu’il donne 100% sur le court quel que soit le contexte. Il était clair dès le début que le but, c’était de devenir pro. Donc il devait être conscient de tout ce que ça impliquait et s’empêcher de perdre du temps, le sien et celui des autres. »

Un jour, après un tournoi en Italie, à Pavia, où Alcaraz a été battu très tôt, le ton monte. « J’étais en colère, témoigne Navarro. Je lui ai dit que ça n’avait pas de sens de se donner tant de mal à aller en Italie pour une performance si pauvre. Mon message était clair : si c’était pour donner aussi peu sur le court, il valait mieux qu’il se consacre à ses études. »

Alcaraz remporte ses premiers points ATP à 14 ans

Malgré de rares jours sans de cette nature, tout se déroule selon le plan. En moins de 12 ans, il gagne deux tournois internationaux. En moins de 14 ans, il remporte le tournoi international de Barcelone. En moins de 16, il est champion d’Europe en étant surclassé d’un an. Il gagne la Coupe Davis junior avec l’Espagne.

Un jour, le jeune Carlos Alcaraz a la chance de côtoyer Rafael Nadal. Il participe au tournage d’une publicité pour Nintendo.

Je me rappelle d’une fois où Rafa a dit à Carlos de tout donner, de bosser, d’avoir la bonne attitude tous les jours pour se donner une chance d’atteindre ses rêves.

Kiko Navarro

« Je connais Rafa par l’intermédiaire de Nicolas Almagro (ancien neuvième mondial), qui est un de mes amis, témoigne Navarro. On a passé six ou sept heures sur le plateau avec Nadal, qu’il adorait. Je ne me souviens plus s’ils avaient pu se parler, mais je me rappelle d’une fois où Rafa a dit à Carlos de tout donner, de bosser, d’avoir la bonne attitude tous les jours pour se donner une chance d’atteindre ses rêves. »

En dehors du tennis, Alcaraz aime le football, et il joue bien – comme un autre joueur bien connu, récemment retraité, venu de Suisse celui-là… Il ne se prend jamais pour un autre et n’apprécie rien d’autre que la compagnie de ses amis et de ses proches. Personne ne l’a jamais vu manifester une once d’arrogance, même récemment, même depuis qu’une fresque de 400 mètres à son effigie trône à l’entrée de sa ville. 

Carlos Alcaraz à 15 ans, disputant le tournoi Futures de Murcie – © Marcial Guillén/EFE/SIPA

El Mundo : “Un garçon absolument normal”

Être « un garçon absolument normal », comme l’a écrit récemment le quotidien El Mundo, est à ses yeux, avec son enthousiasme pour le tennis, l’élément-clef de sa réussite. « Je ne veux rien changer à la façon dont je joue au tennis depuis tout petit, disait-il récemment à L’Équipe. Certains joueurs ont l’air de ne pas aimer jouer au tennis, de ne pas prendre du plaisir sur le court. C’est quelque chose que je ne veux pas. Je veux qu’on voit le même enfant que celui qui jouait quand j’avais 10 ans. » 

À 15 ans, Alcaraz doit prendre la décision déchirante de quitter Murcie, où plus aucun joueur n’a le niveau pour lui. Ce sera la Equelite JC Ferrero Sport Academy à Villena, à une heure de route. « Si jeune, Carlos Alcaraz senior ne l’imaginait pas partir plus loin » dit Navarro. Jusqu’en mars 2020, Kiko Navarro se rend de temps en temps à Villena pour participer à des séances avec Ferrero.

Puis la pandémie éclate et le confinement surgit. Le père d’Alcaraz a le sentiment que ça va durer, alors le joueur reste à Villena, où son volume de travail demeurera constant et où une complicité hors norme se noue avec Juan Carlos Ferrero.

La route entre El Palmar et l'académie de Juan Carlos Ferrero
La route entre El Palmar et l’académie de Juan Carlos Ferrero – © Google Maps / Tennis Majors

« Un autre truc qui m’a marqué, c’est son binôme avec son coach, Juan Carlos Ferrero, témoigne Marc Barbier. Ferrero, c’est quand même un mec qui a gagné un Grand Chelem et été n°1 mondial. Normalement, ce profil d’entraîneurs, on les voit arriver pour entourer un joueur déjà établi. Lui, je l’ai croisé sur des tournois de seconde zone où je peux vous dire que ce n’était vraiment pas terrible d’être sur place ! »

« Mais Ferrero était toujours là, à une période charnière de sa carrière, à partir de 15 ans environ. À cette époque, je ne voyais jamais Alcaraz sans Ferrero. Et je pense que le comportement qu’on lui voit aujourd’hui, il le doit beaucoup (entre autres) à Ferrero. C’est un garçon très bien éduqué et je peux dire qu’il est comme ça même quand il n’y a pas de caméra. »

Juan Carlos Ferrero, le jour où il a joué le dernier match de sa carrière, le 30 octobre 2012 à Valence | © Zuma / Panoramic

Ferrero sait exactement à quel type de phénomène il se consacre. Alcaraz débute sur le circuit Futures à 14 ans et 9 mois. À Murcie, à deux pas de chez lui, il franchit deux tours sur un 15.000 dollars et bat le 292e mondial, 7-6 au troisième set, pour son premier match pro. Pas mal pour un gars de cet âge. Ceux qui ont l’occasion de parler à Ferrero à cette époque se souviennent de sa certitude : « Tennistiquement, il est déjà au niveau Top 100 ».

  • Prochain épisode : De 16 à 19 ans, la montée au sommet la plus rapide de l’histoire du tennis masculin.
  • Les citations de Marc Barbier sont de Rémi Bourrières
Kiko Navarro et Carlos Alcaraz de nos jours | © Droits réservés

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