Cervara : « Continuer avec Daniil aurait été un risque, pour lui comme pour moi »

Gilles Cervara, entraîneur de Daniil Medvedev entre 2017 et 2025, raconte à Tennis Majors les coulisses de la décision prise par les deux hommes d’arrêter leur collaboration.

Gilles Cervara, portrait Gilles Cervara, portrait | © Cédric Rouquette / Tennis Majors

Tennis Majors : On a appris que tu n’étais plus le coach de Daniil Medvedev dimanche. Cela fait bien sûr partie des choses qui arrivent quand les résultats ne sont plus au rendez-vous. Mais peux-tu clarifier qui a pris cette décision, quand et comment ?

Gilles Cervara : Oui, les résultats sont le baromètre de la réussite professionnelle, et même de la complicité joueur-entraîneur dans le tennis. Ils n’étaient plus satisfaisants depuis un moment (Medvedev a commencé la saison à la 5e place mondiale, il est actuellement 13e et 22e à la Race, ndlr). La question est de savoir pourquoi, et j’y réfléchis depuis longtemps. Après l’élimination au premier tour de Wimbledon cette année, j’ai acquis la certitude que si les résultats ne revenaient pas pendant l’été, il fallait changer quelque chose. Ce quelque chose, c’était l’énergie autour de Daniil. Donc changer les hommes. Les hommes, c’est – pour parler concrètement – moi, ou le préparateur physique (Éric Hernandez), ou l’ensemble (Éric Hernandez a aussi annoncé que le projet Medvedev s’arrêtait pour lui, ndlr). J’y pensais en permanence. J’en ai parlé à Daniil après l’US Open. Il a aussi évoqué lui-même cette éventualité. « Après huit ans, il faut peut-être changer. » Je lui ai dit : « Écoute, c’est tout à fait ce qu’il faut faire selon moi, car je pense que je ne peux pas continuer à te rendre performant dans l’énergie dans laquelle nous sommes actuellement. Il faut quelque chose de nouveau, de différent, pour te transformer. »

Tennis Majors : Donc tu dirais que vous avez eu la même idée, au même moment, et que vous l’avez partagée en même temps, dans votre débrief annuel qui a toujours lieu après l’US Open ?

Gilles Cervara : Je pense que je l’ai eue en tête avant lui. J’en ai parlé à son agent à Cincinnati. J’étais prêt. Dans une analyse honnête de la situation, je n’avais pas envie de coincer Daniil, ni de me coincer moi-même. Si je lui avais dit : « Tu penses que tu peux encore continuer comme ça ? », et qu’il m’avait répondu : « Oui », ç’aurait été un risque, un gros risque. On n’aurait eu que trois mois pour valider ce choix, de toute façon. Tu peux évidemment continuer à bien travailler en attendant de meilleurs résultats. Mais repartir sur une saison comme ça, ça place quand même une épée de Damoclès au-dessus de la tête, sans le droit à l’erreur. Sinon…

Daniil Medvedev (Rus) avec sa femme Daria Medvedeva et son coach Gilles Cervara

Tennis Majors : Cette épée de Damoclès n’est-elle pas le lot de tous les entraîneurs ? Tu veux dire que même quand les résultats n’étaient pas bons cette saison, vous étiez en mode « on va jusqu’à l’US Open quoiqu’il arrive » ?

Gilles Cervara : Non, on ne raisonne jamais en mode « quoiqu’il arrive ». On aurait tout à fait pu me changer avant. Mais si tu regardes la saison, ç’aurait été une décision rapide. Après Wimbledon ? On sortait aussi d’une finale à Halle, qui avait relancé quelque chose, et le retour du travail en préparation psychologique avec Francisca Dauzet redonnait un élan et laissait espérer un été avec une autre tournure. Avant Wimbledon, c’était la saison sur terre battue, jamais sa meilleure. Et avant ça, il fallait se relancer après sa décision de ne plus travailler avec Gilles Simon.

Tennis Majors : Que s’est-il passé ces derniers mois, que tu n’avais jamais connu avec Daniil, et qui a empêché de créer ce cycle de performance qui vous avait caractérisés jusqu’à la saison 2024 ?

Gilles Cervara : Je pense que j’avais détecté des choses dans notre fonctionnement, sur lesquelles je m’étais ouvert auprès de Daniil. Avec le recul, ces choses ont bien produit le résultat que je redoutais. C’est dommage d’en arriver là, et en même temps, c’est normal. Ça me permet d’apprendre encore et encore, pour mon expérience et ma vie d’entraîneur, afin de pouvoir mieux faire à l’avenir et d’agir différemment quand je ressens des choses qui s’avèrent justes.

Je pense que je suis incapable d’être dans la routine, et je pense ne jamais l’avoir été.

Tennis Majors : Le moment où tu constates que les résultats ne sont pas à la hauteur, tu le fais remonter à quand ? Wimbledon cette année ? Roland ? Avant ? Les résultats très anormaux de Daniil en Grand Chelem, ça commence à l’Open d’Australie en janvier avec la défaite du deuxième tour contre Tien.

Gilles Cervara : C’est plus complexe que ça. Les résultats sont la partie visible de tout ce qui existe pour un joueur. Il y a sa vie perso, sa vie familiale, son travail au quotidien, ses objectifs, son équipe. Dans la partie visible, ça décline à partir de Melbourne. Mais a posteriori, je me rends compte que c’était peut-être déjà trop tard et que toutes les tentatives de remontée furent inefficaces, car l’essence des causes de la descente s’était installée en profondeur. L’énergie, la structure, s’étaient affaiblies.

La période où on a travaillé avec Gilles Simon (février 2024 – janvier 2025) a suscité chez Daniil ce que j’appelais des grésillements, des perturbations, et il a ensuite fallu rétablir les choses. Mais le rétablissement a été difficile. On peut même dire qu’il n’a pas réussi, notre conversation le prouve. À cette période-là, après le départ de Simon consécutif à l’Open d’Australie, on a essayé de reconstruire et de repartir vraiment de zéro.

Tennistiquement, c’était très poussif à ce moment-là. Je ne dis pas qu’il joue très bien en ce moment, mais il a des ressources. Avec ce qu’il va mettre en place, je pense que son niveau peut revenir assez rapidement. Après l’Australie, on était en phase de reconstruction, mais cette phase a duré toute la saison : on n’a pas retrouvé les rails de la victoire.

Daniil Medvedev et Gilles Cervara, 2022
Daniil Medvedev et Gilles Cervara à l’entraînement, Mouratoglou Tennis Academy, mai 2022 (© Tennis Majors)

Tennis Majors : Grésillements ? Daniil a-t-il entendu deux sons de cloche sur son jeu pendant que Gilles Simon était dans le staff ?

Gilles Cervara : Non, on était assez alignés. Il entendait le même son de cloche, mais exprimé différemment. C’est une forme d’énergie, qui s’est transformée et a créé des déséquilibres dans l’équipe. Tout le monde n’est pas conscient de ça. On va dans un sens, on essaie de pousser dans ce sens… mais ce n’est pas le bon. Il faut rebrousser chemin, retrouver une autre direction… Bref, c’est pour ça qu’on en arrive là.

Tennis Majors : Quand tu parles d’énergie à changer dans l’équipe, ça me fait penser à la notion de routine. Fallait-il tout simplement changer la routine, et n’y êtes-vous finalement pas parvenus ?

Gilles Cervara : Je pense que je suis incapable d’être dans la routine, et je pense ne jamais l’avoir été. C’est juste qu’une équipe, autour d’un joueur, c’est comme un moteur. Un moteur est une machinerie complexe qui te fait avancer. Quand le moteur tourne à plein régime, tu vas très vite. À un moment donné, le moteur s’arrête, mais on ne le voit pas, parce que le bateau continue d’avancer sur sa lancée. Mais au bout d’un moment, cette énergie te manque, et tu te retrouves bloqué au milieu de la mer sans élan, à essayer de relancer ce moteur.

je suis convaincu qu’il a encore ça en lui, qu’il peut être prochainement étincelant et victorieux.

Tennis Majors : Les défaites les plus marquantes de Daniil cette année sont des combats serrés qui tournent en sa défaveur : Tien à Melbourne, Norrie à Roland, Bonzi à Wimbledon et à l’US Open. Ce type de match, en général, tourne en faveur des meilleurs. Qu’est-ce que cela raconte ? Qu’il est très loin de son niveau ou qu’il en est proche, et que c’est juste un blocage à identifier ?

Gilles Cervara : C’est difficile à dire. Moi, je suis convaincu qu’il a encore ça en lui, qu’il peut être prochainement étincelant et victorieux. Ça a même existé à certains moments dans l’année. C’est juste qu’il n’a pas réussi à conclure certains matchs, pour différentes raisons, entre autres parce qu’il lui manquait des ressources (notamment sur des aspects de la préparation mentale) qu’il n’a peut-être pas travaillées pendant un certain temps, et qu’il va retravailler avec Francisca Dauzet. Il est quasiment certain que ce travail va lui permettre de remettre les choses à l’endroit. On a vu bien des sportifs et des joueurs de tennis traverser des creux et revenir. Je suis certain qu’il en est capable, et que cela va se produire. S’il regagne quelques matchs, il peut s’enflammer à nouveau, comme il l’avait fait à partir de Rotterdam 2023, où il était arrivé en plein doute, avant de réaliser une saison de très haut niveau. À New York, j’avais dit au staff : « S’il fait tourner ce match contre Bonzi en sa faveur, on va le voir en huitièmes face à Alcaraz, c’est sûr. » C’est facile à dire a posteriori, mais c’est vraiment ce que je ressentais.

Tennis Majors : À 27 ans, de quoi Daniil a-t-il besoin que tu ne pouvais plus lui apporter ?

Gilles Cervara : Je dois corriger : à aucun moment je ne me suis senti incapable d’apporter quelque chose à Daniil. J’étais complètement conscient de tout ce que je pouvais lui apporter.

Tennis Majors : Peut-être pas tout ce dont il avait besoin, alors ?

Gilles Cervara : Je pense que j’en étais tout à fait capable. C’est davantage l’énergie d’ensemble qui ne permettait plus d’exprimer pleinement cette capacité jusqu’aux résultats. Pour répondre à ta question, il va trouver des personnes compétentes pour porter un regard juste sur son jeu. Je n’ai aucun doute à ce sujet. Je pouvais encore lui apporter cela. Ça peut paraître prétentieux de le dire juste après l’arrêt de la collaboration, mais ce n’est pas là-dessus que ça s’est joué. Il aura besoin de quelqu’un qui sache l’écouter et le comprendre. Ça, c’est sûr.

Tennis Majors : Quand on lit vos posts à tous sur les réseaux sociaux, on a l’impression que vous vous quittez dans un esprit de grande complicité, voire d’amitié ?

Gilles Cervara : L’amitié, c’est le registre de l’intime. Tu partages à tes amis des pans de toi que, en tant qu’entraîneur, tu ne peux pas, à mes yeux, partager avec un joueur. C’est ma vision des choses. Il y a des aspects affectifs ou émotionnels qui ne doivent pas interférer. En revanche, la complicité, oui, c’est une évidence – sur le plan pro et perso. Et ça, ça restera. Se quitter en bons termes est aussi une satisfaction. C’est dans la continuité de ce qu’on a vécu. On s’est toujours parlé avec tempérance, avec intelligence, avec respect.

Gilles Cervara, portrait

je ne suis pas du tout fatigué par cette vie de coach, et j’ai envie d’y retourner.

Tennis Majors : De quoi as-tu envie, pour toi ?

Gilles Cervara : De quelques semaines de récupération, puis de repartir sur le Tour, avec un projet qui me permettra de revivre ça, d’apporter à un joueur ce dont il a besoin. Un projet qui stimule mon envie de mener quelqu’un vers de grands accomplissements. J’ai envie de sentir que je sers à ça.

Tennis Majors : Quelques semaines, c’est combien ?

Gilles Cervara : Deux mois ? Si je me projette sur la saison prochaine, ça veut dire qu’il faut entreprendre une préparation en novembre.

Tennis Majors : Avec quel type de joueur ou joueuse ?

Gilles Cervara : Un joueur qui est déjà au haut niveau et qui a besoin d’un peu plus de dynamisme pour passer au niveau supérieur. Ou un joueur qui n’est pas encore au sommet, mais qui a un gros potentiel.

Tennis Majors : Tu as eu des appels du pied ?

Gilles Cervara : Des agents, oui. Qui voulaient connaître mon état d’esprit, et auxquels j’ai fait la même réponse : je ne suis pas du tout fatigué par cette vie, et j’ai envie d’y retourner.

Tennis Majors : Qu’as-tu appris de cette aventure avec Daniil, et qu’as-tu appris des derniers mois ?

Gilles Cervara : Ce que j’ai appris, c’est essentiellement une confirmation : c’est exactement le type de projet et de challenge qui me correspond. Tout, pour moi – dans les bons comme dans les mauvais côtés – est un moyen d’être meilleur, de trouver des solutions, d’apprendre sur soi. Et cette période récente m’a appris que, si j’avais abordé différemment les problèmes que j’ai vus émerger assez tôt, j’aurais pu changer le cours des choses en me comportant autrement. La prochaine fois qu’une situation de cette nature se présentera, je pourrai me positionner différemment.

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