Francisca Dauzet : « Veut-on des gladiateurs qui débarquent dans la fosse aux lions sans sentiments, sans émotions ? »
Après avoir repris son travail avec Daniil Medvedev, Francisca Dauzet, psychanalyste spécialiste du sport de haut niveau, décrit dans un entretien avec Tennis Majors sa surprise face aux réactions suscitées par les images du joueur russe à l’US Open. Elle appelle à comprendre plutôt que juger les émotions des joueurs.

Tennis Majors : Tu as été interrogée par Eurosport dans la foulée du premier tour perdu par Daniil Medvedev à l’US Open, au sujet de son comportement lors du match contre Benjamin Bonzi. On a appris à cette occasion que tu travaillais à nouveau avec lui. Peux-tu nous expliquer comment cela s’est fait ?
Francisca Dauzet : Il n’est pas facile de répondre à cette question sans indiscrétion vis-à-vis de Daniil. Je peux dire qu’on a redémarré avant le tournoi de Halle, en juin dernier.
Tennis Majors : Parlons donc de ces fameuses images de Daniil et des réactions qu’elles ont suscitées. Quand tu le vois en train de « chauffer » le public et prendre six minutes à Benjamin Bonzi entre deux balles de service au moment de la première balle de match, ou quand il casse sa raquette à la fin, des images qui ont impressionné beaucoup de gens, comment le perçois-tu ? J’ai l’impression que tu t’étonnes que les gens… aient été étonnés voire offusqués.
Francisca Dauzet: Je peux dire que je suis étonnée et pas à la fois. Parce qu’il n’est pas le premier et le seul à faire ce genre de choses. Le tennis est un sport qui suscite ce genre de surréactions. Daniil est un peu coutumier de certains gestes d’humeur et oui ils peuvent être caustiques et malvenus parfois. Ses comportements énervent et touchent aussi le public. On se souvient de John McEnroe par exemple en son temps qui inspirait des sentiments similaires… Néanmoins, il me semble important de bien distinguer ce qui est commenté : le fait de match sur l’arrêt de jeu, le cassage de raquette, ce qu’il dit à l’arbitre ? Ce ne sont pas les mêmes faits. J’ai l’impression qu’il y a eu un amalgame et que tout a été mis sur le même plan.
Tennis Majors : Tu cites McEnroe qui pouvait avoir des comportements de ce type mais il n’y avait pas les réseaux sociaux !
Francisca Dauzet: Voilà, c’est exactement ce que j’allais dire. Dans les années 1980, il n’y avait pas les réseaux sociaux et nous n’étions pas dans la société du spectacle poussée à l’extrême que nous connaissons aujourd’hui. Aujourd’hui, le public s’offusque de ce qu’il voit, et en même temps il adore. Ça le fait vibrer, ça l’amuse et en même temps, ça fait scandale. Ça nourrit le flot de commentaires. Pour te répondre à “Est-ce que ça me surprend ?” Oui dans le sens où le public sait que ce genre d’événements arrivent avec certaines situations et certains joueurs. Et non car le public ne paraît pas savoir – ou oublie – ce que les joueurs pros et les athlètes dans tous les sports, vivent comme tension interne, liée aux enjeux multiples et différents pour chacun. Il est normal que, lors d’un match très long, des émotions de tous ordres s’expriment et parfois de manière exacerbée.
Aujourd’hui, le public s’offusque de ce qu’il voit, et en même temps il adore. Ça le fait vibrer, ça l’amuse et en même temps, ça fait scandale.
Tennis Majors : « Normal », cela veut dire que ce devrait être accepté et ne pas susciter de réaction ?
Francisca Dauzet : «Normal », j’ai toujours un peu de mal avec ce mot qui lisse la lecture de ce qu’il se passe et en retire la profondeur et la complexité.Ce que fait Daniil n’est pas très politiquement correct, c’est le moins que l’on puisse dire. Ce n’est pas accepté et peut-être ce n’est pas acceptable, notamment parce que beaucoup de joueurs savent se retenir et se contenir face aux mêmes contrariétés. De la même manière, on pourrait dire cela de la part du public qui réagit. On voit donc que les exagérations sont présentes des deux côtés de la « scène », les unes suscitant les autres et inversement.
Mais il n’y aucune méchanceté profonde ou intention de nuire quand ce genre de situation arrive de la part des athlètes. Pour les joueurs ayant une grande vivacité d’esprit comme Daniil, ce qu’il se passe à ce moment-là est à la fois d’ordre inconscient et conscient, entre non-contrôle et contrôle de ce qui est en train d’émerger dans l’espace-temps. Cette interruption du photographe sur le court était pour le moins impromptue et a donné lieu à une extrapolation des perceptions. Ce qui donne lieu à une exagération de réactions. Et, peut-être, crée la situation dans laquelle le joueur peut profiter des failles du système. Une faille dans les règles, une faille dans le comportement de l’arbitre qui laisse faire, une faille dans laquelle le public se glisse, etc.
Le joueur n’en profite pas froidement. Il en profite dans le feu de l’action. Les sportifs de haut niveau ont un instinct puissant. S’ils constatent qu’il se passe des choses, qu’ils peuvent les retourner en leur faveur, ils s’en servent. Qui va me dire, parmi les spectateurs et les personnes qui ont commenté les gestes de Daniil, qu’il ne leur arrive pas, toute proportion gardée, de traverser eux aussi des moments où ils s’effondrent, où ils hurlent, où ils se sentent débordés par les émotions ou le sentiment de vouloir sortir d’une situation, même exagérément, les pousse à franchir certaines limites ? Une des grandes différences, c’est qu’ils ne sont pas filmés avec des milliers de spectateurs tout autour et qu’ils ne vont pas passer sur les réseaux sociaux dans l’instant. A priori. Donc savoir ce qui est acceptable est toujours difficile à déterminer mais juger une partie en omettant l’impact de l’interaction des autres, des événements et du contexte est, de mon point de vue, limitant.

Tennis Majors : Si je reformule ce que je comprends de ta réponse : après tout, rien dans les règles du tennis n’interdit à la lettre de jouer avec le public pour protester contre une décision, et cela peut faire partie d’une stratégie « acceptable » de tirer bénéfice d’une situation comme celle-ci. Daniil joue avec le cadre, avec la limite, et on l’a tous fait un jour, puisque c’est un processus normal.
Francisca Dauzet: Un processus normal, encore une fois, je ne sais pas. Un processus courant oui. L’arbitre sur la chaise est censé poser le cadre et la loi dans un match. S’il s’impose plus, sait déjouer ce qui déborde, peut-être que ça ne va pas si loin. On voit sur les images que tout le monde subit l’énergie très forte que dégage Daniil à ce moment-là. Tout le monde semble hypnotisé par ce qu’il propose dans son énergie.
Ce qui émerge du court lors d’un match constitute un système dans lequel chacun prend une place, joue un rôle. Le public, l’arbitre, les joueurs, les équipes : tout cela forme un système avec une énergie qui circule. À un moment donné, Daniil capte l’énergie de tout le monde. Parfois ce genre de chose se produit mais prend cependant un tour moins spectaculaire, donc quasiment personne ne le remarque. En finale de l’US Open 2021 par exemple, Daniil ne laisse aucune énergie à son adversaire. Cela a été préalablement travaillé. Djokovic était comme pieds et poings liés. Daniil a dominé le match sur tous les plans.
Face à ce qui s’est passé dimanche dernier, une partie du public a critiqué Daniil, une autre a exprimé de l’enthousiasme. C’est un peu comme les jeux du cirque, les arènes romaines, où à un moment donné, chacun transfère ses propres enjeux personnels, convictions, désirs sur le joueur qui exprime quelque chose de fort ou sur le joueur qui reste passif. Certains lèvent le pouce, d’autres le baissent, et chacun prend de cette situation quelque chose de lui et le projette.
Certains lèvent le pouce, d’autres le baissent, et chacun prend de cette situation quelque chose de lui et le projette.
Tennis Majors : Tu viens de parler deux fois de la société du spectacle. Faut-il comprendre cette expression au sens que lui a donné le philosophe Guy Debord dans son essai de 1967, qui critiquait le remplacement de la vie sociale par une représentation marchandisée de la vie sociale ?
Francisca Dauzet : Oui c’est une référence directe. Excellent livre, que je recommande à tous de lire.
Tennis Majors : Tu dis que les réactions des gens t’étonnent, mais les spectateurs et les observateurs ont bien le droit d’avoir un avis sur ce qui se passe sur le terrain.
Francisca Dauzet : Ce n’est pas que les réactions des gens m’étonnent. Il y a une différence importante entre dire : « Je n’aime pas ce comportement, ce n’est pas ma conception du tennis, j’aime quand c’est fair-play » etc. Et le fait de formuler des commentaires à charge, commentaires emplis d’interprétations et intentions, sans savoir ce qui se joue et comment. Mais après tout, on peut dire que c’est proportionnel à l’inédit de la situation.
Tennis Majors : Où commence, où s’arrête, à tes yeux, le droit légitime à partager son regard sur ce que proposent les joueurs ?
Francisca Dauzet : Ce que fait Daniil, ce n’est pas idéal, mais c’est un fait de match. Peut-on dire sur un fait de match « ce qu’il fait est horrible, il faut l’interner”? On subit cette pression malodorante des réseaux sociaux où tout est permis derrière son écran, derrière l’anonymat, et qui voit des gens dire : « Daniil est ceci, Daniil est cela »… Ils ne connaissent quasi rien de Daniil, ils ont juste accès à un fait de match. Ce que je dis n’est pas une défense stricto sensu de Daniil mais plutôt une invitation de chacun à être plus circonspect dans ses interventions publiques, quand on ne sait pas de quoi ou de qui l’on parle.
Dans cette société du spectacle, mais dans la vie souvent aussi, on s’autorise à commenter tout et n’importe quoi, sans connaître les tenants et aboutissants d’un sujet, sans états d’âme, dans une confusion générale. C’est toujours quelque chose qui m’a choqué : ces jugements et opinions permanentes sur tout et n’importe quoi. Le tennis, le sport, n’y échappe pas puisqu’au très haut niveau, il est très exposé. Le public, et certains professionnels qui commentent, ne savent pas ce que traverse le joueur à ce moment-là, ne savent pas ce que Daniil a travaillé ou pas sur lui-même. Ce qui n’enlève pas le fait que même en travaillant sur soi, on ne devient pas un sage parmi les sages, surtout sous ces pressions-là.
Les gens ne connaissent quasi rien de Daniil, ils ont juste accès à un fait de match.
Tennis Majors : Les lecteurs vont penser que tu es dans la défense de Daniil…
Francisca Dauzet : Cela peut concerner Sinner, Alcaraz, Djokovic ou n’importe qui. Je me souviens d’un article après l’US Open 2021, où deux psys françaises faisaient deux analyses contradictoires du caractèrere de Djokovic, l’une et l’autre ne le connaissant pas. La plupart des gens qui parlent-là ne semblent pas savoir de ce que vit le sportif de haut niveau, et plus encore au tennis, ce sport qui est si particulier qu’il exacerbe les émotions au plus haut point. On a tous vu, dans nos tennis clubs, des doubles de Papy Mougeaud vriller vers le n’importe quoi et se terminer au club house avec le verre de l’amitié. Chacun aura compris que ce sport pousse les esprits dans des retranchements et des enjeux inattendus parfois ou trop connus aussi.

Tennis Majors : Et au-delà du tennis, constates-tu ces mêmes mécanismes à l’œuvre, quand tu travailles dans d’autres domaines ?
Francisca Dauzet : Bien sûr, l’être humain est éminemment complexe. Lorsqu’il est poussé dans certaines de ses limites et peurs fondamentales, ses réactions sont en réponse, selon aussi ce qu’il a pu mettre au travail de lui-même. Ce même travail peu ou rarement ou encore partiellement fait la plupart du temps. Repousser cette limite est le lot quotidien des athlètes de haut niveau. Et même s’ils ont choisi leur voie – le plus souvent, mais pas toujours, c’est un travail répétitif et ardu que de savoir négocier avec les limites.
Tennis Majors : Sauf que non. Au tennis, le code de conduite stipule que même confronté à tes limites, tu dois contrôler tes émotions. Si tu fais ce que Daniil a fait, tu prends 42.500 dollars d’amende – ce qui lui est arrivé. Les gens qui font appliquer ces règles ne comprennent-ils rien à ce qu’est un être humain et, indirectement, desservent-ils le tennis ?
Francisca Dauzet: La question est complexe. C’est aussi une question de culture. Je ne parle pas de culture nationale ou collective, je pense au système de représentation de ce qu’est la compétition. Je pense à ce que sollicite le sport de haut niveau pour et chez la personne dont on parle. Le sport de haut niveau, parce que les sportifs sont des personnes publiques censées être exemplaires, appellerait au lissage ou contrôle des émotions. On attendrait donc de ces compétiteurs et compétitrices d’être de bons petits garçons, de bonnes petites filles qui vont donner une leçon de bonne conduite devant les caméras ? La modalité du sport qui pourrait produire un comportement dit exemplaire serait le sport de loisir, le sport mondain, le sport dans lequel on ne s’est pas trop sali le pli de la jupe. Mais est-ce le cas ? Non, le sport, comme beaucoup d’autres choses, le tennis en particulier, vient nous confronter à quelques tourments.
On attendrait donc de ces compétiteurs et compétitrices d’être de bons petits garçons, de bonnes petites filles qui vont donner une leçon de bonne conduite devant les caméras ?
Tennis Majors : On pourrait t’opposer qu’après tout il ne s’agit que de jeux de balle, de spectacle, et d’une passion pour les gens qui jouent.
Francisca Dauzet : Évidemment, ici on ne parle pas de sujets de société fondamentaux mais à bien y regarder, à petite échelle, on retrouve les ingrédients anthropologique et psychologiques des comportements humains face aux événements. Si je reviens au sport de haut niveau, il nous montre à la façon d’un zoom comment il confronte directement les individus à toute sorte d’enjeux. Il y a certes la compétition en tant que telle : tout le monde veut gagner. Mais il y a beaucoup plus. Il y a l’argent, beaucoup d’argent en jeu au tennis. Et bien sûr il y a beaucoup d’enjeux psychiques, affectifs, mentaux : « Réussir au tennis, quel sens cela a-t-il pour moi ? »
C’est un mille feuilles avec de nombreuses couches. Ça ne peut pas être lisse et réduit au sport en lui-même. C’est tout l’univers des personnes qui se met en scène. Alors quand on me dit : « Oui mais il y a quand même des sportifs qui ne montrent jamais rien ». Je suis tentée de répondre que nous ne savons pas comment et pourquoi ils agissent ainsi, et surtout à quel prix ? Et comment, après la carrière, ou en dehors de la scène, cela se retourne contre le sportif plus ou moins à terme. On voit des sportifs tomber gravement malades après leur carrière pour avoir gardé toutes leurs émotions extrêmes à l’intérieur d’eux-mêmes, que ce soit psychiquement ou physiquement, les deux étant liés. C’est un sujet en soi d’ailleurs 🙂
Tennis Majors : Ceux qui font ces règles desservent l’intérêt du sport et des sportifs ?
Francisca Dauzet : On peut surtout dire que ceux qui « dirigent » ce sport, et font de l’argent avec, oublient qu’ils compressent les sportifs dans tous les sens en exigeant des compétitions sans arrêt. Ces derniers s’en plaignent de plus en plus ouvertement. Le calendrier est violent car le tennis est un sport qui ne s’arrête jamais. Ceux qui commentent le tennis le savent aussi. Les joueurs et joueuses peuvent se sentir cassés et en burn-out mais la machine du business est là qui rappelle à l’ordre quoi qu’il en soit de l’état des athlètes.

Tennis Majors : Tu fais le même constat que Corentin Moutet : quand il pète les plombs, l’ATP lui inflige une énorme amende. Mais l’ATP valide en quelque sorte le spectacle produit en mettant la vidéo sur Instagram aussi vite que possible
Francisca Dauzet : Il a enregistré une chanson à ce sujet. Il raconte ça, il raconte comment « tout le monde » se sert, « tout le monde » te met sous pression, « tout le monde » voudrait du résultat, mais à l’arrivée tu es seul dans ta chambre à absorber ça. (Dans Psychanalyse, il chantait en 2020: « Hypocrisie de notre époque. Ça grésille au microphone | Sacrifice de l’humain au profit de la récolte | Ça me révolte | Mais rien à faire »). Un joueur est souvent seul à avoir à composer avec tout ça. Et le lendemain, revenir sur le court et faire comme si de rien n’était, s’entraîner comme si de rien n’était, alors que la pression ne s’arrête jamais.
Je rappelle les propos de Zverev sur le sujet il n’y a pas si longtemps. Corentin sait de quoi il parle et ce que je dis, c’est que les deux choses qu’il décrit sont complètement liées. Quand Corentin, Daniil, ou Kyrgios font le buzz, ils ne le font pas pour faire le buzz, ils le font parce qu’ils sont en difficulté. On va me dire : « Ils peuvent le travailler ». Mais ils travaillent, pour certains ! Simplement leur caractère, leur génie, leur manière d’être, qui n’est pas lisse, est une limite mais aussi un levier – leur levier – de performance qui donne du sens, de la matière, de l’âme à leur quête.
Tennis Majors : N’est-ce pas précisément ce que les gens viennent voir au stade ou sur les écrans?
Les gens qui viennent au stade attendent aussi cela, même si c’est pour s’en offusquer. On vient pour voir qui gagne ou perd, mais on vient aussi pour voir des choses inattendues qui interrogent, qui permettent de transférer pendant une confrontation. Un joueur qui sort de la norme imaginaire avec ses émotions, ça crée de l’attention, ça nourrit le business. Mais ce que je veux dire, c’est que pendant que tout le monde profite de ce business d’une manière ou d’une autre – en pour ou en contre – jouit du spectacle, le joueur lui, est seul à endurer cette pression émotionnelle et à devoir l’assumer intérieurement. Et derrière les émotions qui sont une manifestation visible, il y a pour chacun tout un univers psychique et métaphorique qui demande du temps pour régler certaines choses et les mettre à l’équilibre.
Tennis Majors : Ce constat justifie-t-il à tes yeux qu’on laisse les joueurs casser les raquettes ?
Francisca Dauzet: Je ne suis pas là pour faire les règlements sportifs mais ma voix peut porter pour documenter le public sur ce qui se passe à l’intérieur d’un être humain et d’un être humain soumis à une grosse tension. Ça m’arrive de jouer au tennis. Toi aussi. On ne peut pas parler d’enjeu démesuré en ce qui nous concerne et pourtant ça nous arrive d’avoir envie de casser la raquette. Or, eux, c’est leur vie. Eux c’est une quête, un métier pour certains. Être sportif de haut niveau, ce n’est pas qu’une histoire d’être bon techniquement. C’est un chemin intérieur. Sinon, à quoi bon faire tant d’efforts ? Souhaitons-nous voir des petits bonhommes, façon Playmobil, joueur A, joueur B, déshumanisés, se confronter comme s’ils n’avaient pas de cœur, pas d’âme, pas d’aspirations ? Le public ne vient-il pas voir le contraire de cela ? Il vient voir des athlètes en train d’écrire une histoire. Et quand les gens dans le public disent « Vas-y Daniil t’as raison », ou « Daniil arrête ton cirque », ou « Sinner est pénible à ne pas montrer d’émotion » ou que sais-je d’autre, c’est parce qu’ils y mettent quelque chose d’eux-mêmes en termes d’émotions et de représentations. Ils l’expriment pour le joueur. Ils l’expriment pour eux-mêmes aussi.
ceux qui trouvent génial ou scandaleux qu’un athlète sorte de ses gonds, il serait pas mal qu’ils se rendent compte qu’il y a des enjeux de souffrance et l’envie d’en sortir qui s’expriment.
Tennis Majors : Les sportifs ont-ils, de près ou de loin, conscience de cela ?
Francisca Dauzet : Je pense que pour beaucoup non. C’est assez surprenant que la tête, l’esprit, le mental soient si peu pris au sérieux et réfléchi alors que le désir qui nous anime est le moteur de nos actions. Comme si un être humain n’était qu’un corps qui aurait à obéir de manière automatisée, sans se préoccuper de sa tête justement, c’est-à-dire de la conscience de ce qu’il fait, comment et pourquoi ? Pas que le sportif d’ailleurs (sourire). C’est même angoissant pour encore beaucoup de devoir s’occuper de son esprit, de son être qui pense et ressent ! Là aussi c’est un sujet en soi dont je ferai un prochain podcast.
Pour revenir à ceux qui trouvent génial ou scandaleux qu’un athlète sorte de ses gonds, il serait pas mal qu’ils se rendent compte qu’il y a des enjeux de souffrance et l’envie d’en sortir qui s’expriment. Ce qui peut être génial, c’est la manière dont le joueur va faire tourner l’événement qui le fait souffrir. L’athlète n’a aucun autre enjeu que celui-ci à ce moment-là : « Comment je me sors de cette situation? » Il prend ce qu’il trouve, il est plus ou moins génial, plus ou moins adapté, plus ou moins propre dans ses modalités, plus ou moins outillé mentalement et psychologiquement pour affronter la situation, mais il ne peut pas être lisse, sinon en apparence. Ce n’est ni génial ou scandaleux de faire ce qu’il fait, c’est juste vital à ce moment-là. Le tennis, ce ne sont pas seulement des balles qui se renvoient, c’est une force mentale qui s’échange.

Tennis Majors: Quand Daniil ou Corentin décident de travailler sur la gestion de leurs émotions, parce qu’ils ne veulent pas se contenter de ce qui leur arrive, c’est pour être plus performant ou pour soigner leur image ?
Francisca Dauzet: Je ne peux pas parler pour eux directement, mais ce que j’observe sur ce type de démarche, c’est que ce n’est pas pour leur image, sauf éventuellement à la demande d’un tiers comme un sponsor qui n’est pas content ou tout autre, mais c’est surtout et avant tout pour faire cesser la souffrance ou l’amoindrir, et rechercher des chemins de performance et de santé interne. Ce n’est pas facile de vivre et construire cela. C’est aussi une traversée intérieure d’évolution d’être qui est longue.
Tennis Majors: Mais si demain, des joueurs ayant le tempérament de Corentin ou Daniil se comportent comme Borg, il y a fort à parier que tout le monde trouvera ça louche et même que cela ne les rendra pas performants. Travailler sa stabilité émotionnelle, est-ce arriver à identifier le « moment » où déployer sa façon d’être sur le court mène à la performance et au bien-être, et celui où ça bascule dans le trop plein et où on entre en zone de souffrance ?
Francisca Dauzet: Ce qui est certain, c’est que chaque personnalité a son chemin de performance singulier. Le travail consiste à ce que le plaisir, une certaine santé mentale soient favorisés pour faire corps avec les habiletés mentales et sportives qui permettent la performance. Parfois, c’est bien plus complexe et dans l’ambivalence de l’être, il existe des leviers paradoxaux et inattendus, qui travaillés, favorisent pour l’athlète des conditions de performance, malgré ses aspérités propres. Et ces leviers sont singuliers pour chacun. C’est pour cela qu’accompagner sur ce plan une personne, un athlète, demande d’être créatif, de solliciter sa créativité et d’agir sur les différentes dimensions singulières du psychisme et du mental de la personne. Me concernant, j’ajoute l’énergétique comme levier.
Tennis Majors: Cela veut-il dire que la culture du tennis, du contrôle de soi, des bonnes mœurs, prévue par le code de conduite, est plus favorable à certaines cultures qu’à d’autres?
Francisca Dauzet: Sur certains aspects, on peut le dire. En ce qui concerne l’expression de ses émotions ou l’interaction sociale d’un point de vue culturel, c’est vrai que si tu te promènes à Londres et si tu te promènes à Paris, ce n’est pas tout à fait la même énergie. Si tu te promènes en Suède, en Norvège ou si tu te promènes en Italie, en Espagne ou dans le Sud de la France, ce n’est pas tout à fait pareil non plus. Cependant, ce qu’on remarque, c’est que chaque joueur, quelle que soit sa culture, trouve un chemin pour performer. Alors…
Comment tous ces sportifs se sont-ils construits comme sportifs mais d’abord comme personnes ? Et surtout, il existe une mythologie des histoires que l’on se raconte ou qu’on raconte : les croisements de ces mythologies se retrouvent à tous les carrefours de nos vies et sur un court dans un match. Tous les sportifs de très haut niveau ont aussi ce même genre de problèmes malgré leur réussite. Ils ont à composer avec les mots d’ordre : ce qu’on a dit d’eux, ce qu’on n’a pas dit d’eux, les comparaisons, les diktats intérieurs et de famille et de culture : tout ça existe très fortement chez eux. Comme chez tout un chacun.
Tennis Majors : Tu dis que les sportifs ne travaillent pas leur stabilité émotionnelle pour leur image, mais j’ai souvenir de Daniil, ou dans un autre registre Andrey Rublev, disant qu’ils n’avaient plus envie de se voir comme ça et qu’ils allaient nous « donner » moins de scènes de ce type, à nous les médias. Or ils ont recommencé. Ça me fait penser à la mécanique des résolutions de rentrée : « je me remets au sport », « j’arrête de boire des coups ». Qu’est-ce que cela raconte du manque d’efficacité de la meilleure volonté de chacun ?
Francisca Dauzet : Se transformer, cela nécessite beaucoup plus qu’une déclaration. Cela demande du travail sur soi, et une répétition d’efforts. Il faut avoir la capacité d’observer ce qu’on fait (donc acquérir aussi cette capacité), de comprendre pourquoi on le fait, d’identifier ce qui est en train de se passer. Dire « je suis vert, je veux devenir bleu », ça nécessite de passer par des teintes intermédiaires pas très claires qui, à un moment, vont ressembler à un bleu acceptable. C’est long et demande de la patience. Si le travail de transformation ne se produit pas, c’est que peut-être le désir profond, la motivation profonde n’ont pas été véritablement mis en conscience ou bien ajustés au principe de réalité du réalisable. Pourquoi « voudrais-je » faire plus de sport à partir du 1er janvier ? Pour faire quoi ? Pour ressembler à mon voisin super musclé ou pour moi-même ? C’est une motivation superficielle, conjoncturelle ou structurelle ? Pour moi-même, ma santé, mon équilibre : comment ai-je réfléchi cette résolution ?
Si le désir n’est pas mis à jour correctement, il ne se passera rien. J’ajoute, dans le cas précis des sportifs, que l’entraînement de haut niveau n’est pas vraiment idéal pour la santé et l’équilibre d’un humain, ni sur le plan du corps, ni sur le plan mental. C’est hors normes. Cela consiste à pousser la machine le plus loin possible, avec peut-être un prix à payer plus tard. Le corps et le mental sont soumis à rude épreuve. L’entraînement permanent, le fait d’aller tout le temps sur les compétitions, de recommencer toujours la même chose, nécessite de savoir trouver de l’entrain, du dynamisme, de la joie, de la motivation à nourrir sa quête intérieure de cette manière, toujours et encore. Combien de joueurs ont dit, ces derniers temps, que les programmations étaient dingues ? Qu’ils étaient éreintés. Pourquoi toujours pousser plus loin ? Dans ce contexte, sur cent personnes autour de nous, combien ne se sont jamais comportées de manière excessive face à des contraintes ou des situations répétitives sans pour autant qu’ils soient pointés du doigt ?
le discours « Moi, je contrôle mes émotions. Même pas mal ! etc.» ne correspond pas à la réalité. Quelqu’un qui prétend cela est justement quelqu’un qui met le pied dessus pour surtout ne pas avoir à les vivre et à les accueillir.
Tennis Majors : Personne, probablement.
Francisca Dauzet: Exactement. C’est pour cela que je dis que, lorsqu’on émet un jugement dans une direction ou une autre, on se juge soi-même. Le type de raisonnement inconscient à l’œuvre serait : « Ce qu’il fait là, je me l’interdis, moi, alors pourquoi les autres auraient ce droit ? » Ou : « Moi je me contrôle en permanence. Alors pourquoi quelqu’un d’autre ne le ferait pas ? ». Ou encore : « Je déteste le voir faire, mais en vérité, j’aimerais bien le faire dans ma vie. » En tout état de cause, le discours « Moi, je contrôle mes émotions. Même pas mal ! etc.» ne correspond pas à la réalité. Quelqu’un qui prétend cela est justement quelqu’un qui met le pied dessus pour surtout ne pas avoir à les vivre et à les accueillir. Par peur le plus souvent. Quand les personnes se comportent avec excès ou virulence dans un sens ou dans l’autre en regardant du sport, ça les met en miroir de leur propre restriction, de leur propre colère intérieure. On pense à soi, on parle de soi.
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Francisca Dauzet: Voilà ! Cela interroge ceux qui posent les règles. Ne sont-ils pas les premiers maltraitants ? « Vous joueurs, devez respecter tous vos engagements, et en plus, être nickel dans vos comportements. Quels que soient les efforts, quel que soit le bordel, on ne veut rien savoir : tordez-vous-en deux tous les jours mais rentrez dans le cadre, et pas d’états d’âme. » Et quand est-il des autres acteurs qui participent au show ?
Les instances, notamment la WTA, et certains tournois, communiquent sur la prise en compte des enjeux de santé mentale et la mise à disposition de ressources pour les joueurs.
Francisca Dauzet : J’observe que certains Grands Chelems comme l’US Open et Roland-Garros, mettent à disposition des athlètes un accueil psychologique, oui. Je ne sais pas si cet accueil est souvent sollicité. Mais on peut considérer que ce genre de dispositif peut permettre de soulager un(e) joueur(e) sur le moment et/ou servir de levier pour qu’un travail derrière s’enclenche avec un(e) professionnel(le). Mais c’est un peu schizophrène quand même puisque le dispositif complexe des compétitions et du marché du sport favorise d’un certain coté le mal-être (dixit les joueurs).
Es-tu en train de nous dire que si le public avait accès aux épreuves et aux troubles par lesquels passent les joueurs, il commenterait de façon moins décomplexée ?
Beaucoup d’athlètes sont en très mauvais état psychique parfois à cause de ce que l’on dit d’eux certes mais le plus souvent par ce qu’exige d’eux le sport de haut niveau et les ambiances dans lesquelles ils évoluent. C’est aussi le reflet de cette société du spectacle. Ce qui s’est passé avec Daniil à propos de son comportement et des commentaires qui ont suivi, c’est juste une part du système, l’histoire qu’on se raconte, la mythologie qu’on fabrique. Car que ce serait-il dit si Daniil avait gagné ? On voudrait des gladiateurs qui débarquent dans la fosse aux lions sans sentiments, sans émotions. Quand il s’avère être violent sur le terrain, le sportif de haut niveau ne vient pas chercher cette violence. Il exprime juste une colère interne, il n’en veut pas à la terre entière. Les sportifs en général n’insultent personne, à la rigueur ils s’insultent eux-mêmes par défaut. Ils se défendent de ce qu’ils ressentent injuste, ou de l’impuissance qu’ils vivent, à tort ou à raison. L’énergie qu’ils mobilisent pour arriver à sortir d’une situation est la même énergie qui peut se retourner contre eux. Voilà. Et c’est juste humain. C’est juste humain parce que nul n’est parfait, aucun d’entre nous. Certains de ceux qui commentent n’ont-ils pas tendance à l’oublier ?