De Carlitos à Alcaraz, épisode 4 : Alcaraz-Sinner, la night session de l’US Open qui nous a projetés dans le futur du tennis

Le quatrième volet de notre série sur l’émergence de Carlos Alcaraz à la tête du tennis mondial est consacré au quart de finale de l’US Open gagné par l’Espagnol contre Jannik Sinner (6-3, 6-7, 7-6, 5-7, 6-3).

Série Carlos Alcaraz sur Tennis Majors, volume 4, Alcaraz - Sinner Volume 4 de notre série | © Antoine Couvercelle / Panoramic

4/6 : Si le tennis du futur appartient à Carlos Alcaraz, il n’appartient pas qu’à lui. Dans cet article, découvrez comment le tennis total que nous avons disséqué dans le précédent épisode de la série s’oppose à celui de Jannik Sinner, l’Italien qui représente peut-être le futur rival le plus dangereux pour Alcaraz. Les deux hommes vont croiser le fer samedi pour la cinquième fois en demi-finale du Masters 1000 d’Indian Wells.

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C’était avant de voir son poulain remporter son premier Grand Chelem – sûrement pas le seul –, à l’US Open. Juan Carlos Ferrero, entraîneur de Carlos Alcaraz, avait eu un jugement quelque peu définitif sur son joueur et Jannik Sinner, l’homme qui était passé plus près que quinconque d’interrompre Alcaraz sur la route de son rêve américain en se procurant une balle de match en quart de finale.

« L’autre jour, j’ai dit à quelqu’un qu’Alcaraz et Sinner étaient susceptibles de dominer le tennis mondial pendant cinq ou dix ans. Il suffit de prendre la mesure du niveau de tennis qu’ils pratiquent. »

Difficile de contredire Ferrero après avoir vu le match. Le niveau moyen de cette bataille qui s’est terminée à 3 heures du matin (un record à l’US Open) est à peine exprimable – et on pèse nos mots alors que le tennis n’est même pas tout-à-fait sorti de l’ère du Big Three des trois monstres Federer, Nadal et Djokovic.

En 5 heures 15, Alcaraz a fini par s’imposer 6-3, 6-7, 7-6, 5-7, 6-3. Il a sauvé une balle de match à 5-4 sur le service de Sinner, grâce à un retour de revers agressif sur seconde balle, qui a contraint Sinner à un revers dans le couloir après 4h18 de jeu. Un total de 382 points joués, une vitesse de balle sidérante, un poids à vous fracasser l’épaule juste à la regarder fuser, des lignes nettoyées.

“Du tennis de jeu vidéo”

L’expression « cosmic tennis » avait été inventée pour la finale de l’US Open 2011 entre Novak Djokovic et Rafael Nadal. Ce Alcaraz – Sinner était un défi de vocabulaire, accepté par Mike James, statisticien et analyste en chef pour Mouratoglou Analytics, ancien collaborateur d’Iga Swiatek, qui évoque pour nous un « tennis de jeu vidéo ». 

« A ma connaissance, plus de quatre heures de jeu à cette vitesse, c’est sans précédent, explique-t-il. On le comprend quand on sait que la position dans le court d’Alcaraz et Sinner est plus agressive que la moyenne. Alcaraz, notamment, présente une faculté à passer de la défense à l’attaque dans le même échange qu’aucun de ses aînés ne possédait. Depuis dix ou quinze ans, l’état d’esprit général des joueurs, c’est : ‘je connais la filière dans laquelle je suis à l’aise, je vais essayer de faire tourner le match autour d’elle’. Alcaraz, de mon point de vue, est le plus jeune joueur qu’on a jamais vu capable de se placer dans des filières favorables pour monter au filet et agresser l’adversaire. Pour aller d’un point A à un point B dans des situations de jeu, il est probablement sans équivalent. »

Depuis leur premier match au Rolex Paris Masters en 2021, pour un second tour bizarrement recalé sur le court n°1, il n’y a même pas un an, le duel Alcaraz – Sinner a ouvert la boîte à fantasme et chacun de leurs duels depuis confirme l’idée qu’ils vont amener le tennis vers autre chose, c’est-à-dire des sommets techniques et athlétiques jamais vus.

Quand Alcaraz était outsider

A l’époque, Alcaraz était plutôt l’outsider. Il était 35e mondial à 18 ans tandis que Sinner avait un an d’avance dans leur parcours vers les sommets – au civil, il a quasiment deux ans de plus, 22 mois. Alcaraz avait placé 18 coups droits gagnants pour éliminer le 9e mondial. Lui-même auteur de 9 coups droits gagnants, l’Italien avait perdu de fait ses espoirs de qualification pour les ATP Finals ce jour-là.

Ceux qui avaient pris la peine de regarder le match (ou les highlights) n’avaient qu’une envie : revoir ça, dans un grand tournoi, sur un grand court. Bonne intuition.

Carlos Alcaraz, Rolex Paris Masters, 2021
Carlos Alcaraz © AI / Reuters / Panoramic

A cette époque, Alcaraz se disait seulement content de pouvoir se frotter à des joueurs du Top 10. Et quand il affirmait « vouloir engranger de l’expérience » et « espérer se trouver au niveau de Jannik d’ici un an ou deux », il n’imaginait ni qu’il allait être victime de ses nerfs contre Hugo Gaston au tour suivant, ni qu’il serait malgré tout bien plus en avance que ça. Tout simplement le plus jeune numéro un mondial de l’histoire.

Le constat, un an après, est qu’Alcaraz a obtenu des résultats beaucoup plus impressionnants que ceux de Sinner sur le circuit mais que leur face-à-face (2-2) est extrêmement équilibré. Le dernier en date, ce fameux quart de finale de l’US Open qui nous semble être le début de quelque chose, ne s’est joué qu’à un point.

Les deux victoires de Sinner contre Alcaraz en 2022

Entre temps, Sinner aura battu Alcaraz deux fois, et pas n’importe où : en finale à Umag, où Alcaraz était le tenant du titre, et en huitième de finale à Wimbledon, avant un quart possible contre Djokovic. Les trois rencontres de 2022 entre les deux joueurs confirment qu’il a son rival espagnol dans la raquette.

« Ce quart de finale de l’US Open s’est quasiment joué à pile ou face » nous dit Nick Lester, ancien joueur britannique qui a frôlé le niveau pro avant de devenir un commentateur réputé notamment pour Prime Video, ATP Media, Eurosport ou ESPN. « A ce stade on ne sait pas si la rivalité va se tarir en une poignée d’années ou s’ils vont faire régner l’ordre au sommet du tennis mondial. »

Ferrero est plus formel. Il répète qu’à ses yeux, les deux hommes sont destinés à exercer une domination commune. « Bien sûr, on sait tous que des joueurs comme [Alexander] Zverev, [Dominic] Thiem, Casper [Ruud], [Stefanos] Tsitsipas seront aussi candidats aux titres du Grand Chelem, a-t-il dit à New York. Mais sans leur manquer de respect, mon avis c’est plutôt qu’Alcaraz et Sinner (domineront les dix prochaines années). »

On est obligés de penser qu’ils peuvent amener le tennis à de nouvelles hauteurs au cours des dix prochaines années.

Steve Flink, journaliste et historien américain

« Le niveau était si extraordinaire, reprend le journaliste et historien américain Steve Flink, qu’on est obligés de penser qu’ils peuvent amener le tennis à de nouvelles hauteurs au cours des dix prochaines années. On est en droit d’espérer qu’un nouveau Alcaraz-Sinner ait lieu l’an prochain en Grand Chelem et si possible en finale car ce quart de finale avait le niveau d’une finale. »

En réalité il est trop tôt pour savoir si Alcaraz et Sinner ont des dizaines de matches cultes sous le coude alors que nous sortons d’une saison où Nadal et Djokovic ont encore remporté trois titres majeurs à eux deux et où le Serbe a remporté l’Open d’Australie en 2023. C’est simplement qu’avec ses résultats et son niveau à 19 ans, Alcaraz invite à se projeter loin. Il est dans les temps de passer de ces glorieux trentenaires ayant gagné vingt majeurs et plus, une barre que même Roger Federer veut croire à la hauteur de joueurs de sa trempe.

Rafael Nadal, Carlos Alcaraz, Madrid 2021
Rafael Nadal, vainqueur de Carlos Alcaraz à Madrid en 2021 (Antoine Couvercelle / Panoramic)

Même Nadal, connu pour sa capacité à ne jamais s’emballer et ne jamais raisonner en termes hypothétiques, nourrit la comparaison : « Il me rappelle moi, à 17-18 ans, a-t-il dit à Madrid. La meme générosité, le même impact physique. »

Invité à développer, l’homme aux 22 majeurs s’est montré intarissable : « L’énergie, la vitesse, la passion, la détermination, il a tout pour devenir un grand champion. C’est ce que je vois quand je le regarde. Il semble avoir l’humilité nécessaire pour travailler énormément et pour comprendre qu’être un champion de tennis nécessite cette exigence à l’échelle d’une carrière. C’est ce que j’ai essayé de faire de mon côté et je pense vraiment qu’il peut y parvenir. Je n’ai pas de doute sérieux sur le fait qu’il sera un grand joueur. En fait il l’est déjà. »

Seul le physique pourrait peut-être freiner l’Espagnol d’une carrière hors normes. Carlos Alcaraz a été blessé d’octobre à février 2023, et a donc manqué le premier Grand Chelem de la saison en Australie, sans pouvoir contrer la victoire de Novak Djokovic, qui lui a pris sa place de numéro un mondial dans la foulée.

Sinner est un joueur extrêmement difficile à déstabiliser pour Alcaraz.

José Higueras à Tennis Majors

De son côté Novak Djokovic constate des similarités entre son jeu et celui de… Jannik Sinner, comme il l’a indiqué en marge de Wimbledon, où il a effacé un handicap de deux sets à zéro. « Je retrouve des facettes de mon jeu quand je le vois sur un court, commente le Serbe. Surtout en fond de court. Les revers à plat, la faculté à tenir sa ligne, la pression constante sur l’adversaire… »

José Higueras, ancien n°6 mondial en 1983, et ancien coach ou conseiller de Roger Federer, Pete Sampras ou Jim Courier, constate que « Sinner est un joueur extrêmement difficile à déstabiliser pour Alcaraz. »

« Il ne fait jamais de faute directe sauf si vous réussissez l’exploit de rendre l’erreur inéluctable, nous a dit l’Espagnol. Il est extrêmement solide. Ce qui m’a impressionné contre Alcaraz, c’est sa capacité à rester aussi solide que d’habitude et à avancer davantage dans le court. Je pense que c’est la première trace visible de son travail avec Darren Cahill. »

US Open 2022, Sinner - Alcaraz
US Open 2022, Sinner – Alcaraz | © AI / Reuters / Panoramic

Lester souligne que la capacité de Sinner à jouer aussi vite des deux côtés fait de lui un cas unique sur le circuit, particulièrement coriace pour Alcaraz. « Contre Carlos, ça vaut forcément le coup de chercher à toucher son revers, tant son coup droit est monstrueux. Le revers à deux mains de Sinner a peu d’équivalent et je pense qu’il a l’avantage dans cette diagonale. Et que si vous fusionnez coup droit et revers, Sinner a probablement la balle la plus lourde du circuit. »

Mike James, qui a accès à des données réservées aux statisticiens professionnels, confirme que « sa vitesse moyenne des deux côtés est la plus élevée du circuit ». « Il prend la balle plus tôt, il a une excellente technique, développe James. Grâce à sa taille, son effet de levier est exceptionnel et sa vitesse de déplacement est peu commune pour des joueurs de sa taille. »

James va même plus loin : en termes de philosophie de jeu, Alcaraz et Sinner se détachent déjà du reste du peloton.

Il n’y a pas chez eux de « style » à proprement parler. Il y a surtout un état d’esprit très ouvert, très affûté, visant à créer le chaos dans la tête de l’adversaire.

Mike James

« On a toujours classé les joueurs par styles de jeu. Alcaraz, Sinner et bientôt Rune vont tous nous obliger à constater que ces repères sont inopérants. Utiliser des étiquettes comme « joueur de fond de court » ou « attaquant » n’a pas de sens en ce qui les concerne. Leur ligne de conduite, c’est de faire tout ce qu’ils peuvent pour priver leur adversaire de temps et user pou cela de toute la créativité possible. Ils sont à l’aise dans toutes les filières de jeu. Alcaraz est tout à fait capable de retourner quatre mètres derrière la ligne puis, le jeu suivant ou le point suivant, un mètre à l’intérieur. Il n’y a pas de « style » à proprement parler. Il y a surtout un état d’esprit très ouvert, très affûté, visant à créer le chaos dans la tête de l’adversaire. »

« On pensait avoir tout vu avec Roger, Rafa et Novak mais en réalité ces deux-là ouvrent d’autres portes par mimétisme. Chez les juniors, on commence à voir arriver des joueurs qui pratiquent un tennis aussi « ouvert» qu’eux. Les jeunes et leurs coaches sont imprégnés de ce qu’ils voient à la télé et les plus exigeants cherchent à s’inspirer du meilleur de ce qu’ils voient. Quiconque a vu Federer gagner sur toutes les surfaces ou Rafa défendre comme il le fait, comprend que s’il veut être un grand joueur, il doit être en capacité de savoir tout faire et être capable de se concentrer comme personne. Il n’est plus possible d’avoir une faiblesse dans son jeu. »

Carlos_Alcaraz_Miami_2022
Carlos Alcaraz, Miami 2022 | © AI / Reuters / Panoramic

Les marges de progression de Sinner et Alcaraz

Disant cela, il est clair qu’Alcaraz et Sinner possèdent encore une belle marge de progression et qu’il n’est pas facile d’imaginer quel sera leur jeu dans trois à cinq ans. Alcaraz notamment, a une belle marge sur le plan tactique et ainsi qu’avec son service.

Sinner, lui, a une marge importante sur le plan physique, d’où découleront d’autres évolutions. Selon Brad Gilbert, interrogé par Tennis Majors, la marge de Sinner est supérieure à celle d’Alcaraz. « Son jeu de transition de la défense vers l’attaque n’en est qu’au stade des balbutiements », nous dit l’ancien mentor d’Andre Agassi et Andy Roddick. « Il est encore en train de consolider son jeu de fond de court. Il a des coups énormes. Mais il est en train de comprendre comment les utiliser et comment se mettre en situation de frapper le plus fort possible. »

Sinner a beau avoir deux ans de plus, il ne dégage pas du tout la même impression. Il a encore un boulevard.

Nick Lester

Lester a le même œil : « Avec Sinner, il reste encore beaucoup de choses à définir dans son jeu. Je pense qu’il a encore besoin de deux ans pour explorer tout le potentiel de son jeu et effectuer les progrès physiques dont il a besoin. Carlos semble mature sur le plan athlétique. Sinner a beau avoir deux ans de plus, il ne dégage pas du tout la même impression. Il a encore un boulevard ». Il cite aussi le service parmi les points améliorables. Alcaraz et Sinner ont l’un et l’autre gagné 37% des points qu’ils ont retourné en première balle en quart de finale.

« Pourtant Sinner craint moins Alcaraz que la plupart des autres joueurs, et il y a de bonnes raisons pour cela. Mais quand on regarde ses matches à l’US Open, et je ne parle pas nécessairement du quart de finale contre Alcaraz, Sinner est encore assez loin de se montrer très instinctif dans le jeu, dit Lester. S’il parvient à acquérir un tout petit peu plus d’aisance au filet, son jeu sera beaucoup plus riche. C’est énorme ce qu’il peut produire, si on veut bien se projeter. »

Pour tout arranger, Alcaraz – Sinner est un duel tout-terrain : il a déjà eu lieu en indoor, sur herbe, sur terre et sur ciment. Les fans de tennis en ont probablement pris pour dix ou quinze ans. 

« Il est encore trop tôt pour savoir qui, parmi eux, sera assez fort pour développer l’état d’esprit d’un joueur dominant, capable de s’imposer à touts les autres, mais c’est déjà énorme de sortir d’un tel match et de pouvoir se projeter sur le futur du jeu, affirme Flink. Alcaraz et Sinner n’ont fait table rase de rien, mais ils ont fait de cet US Open un grand moment d’optimisme pour le tennis. »

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